Copie privée et licéité de la source : des conséquences inattendues pour les bibliothèques ?

J’ai déjà eu l’occasion d’alerter plusieurs fois sur le fait que des lois votées en France relatives au droit d’auteur pouvaient provoquer des dommages collatéraux sur les bibliothèques (suivez mon regard… ici, ou ).

Mais pour une fois, ne boudons pas notre plaisir, il semblerait bien que la réforme en cours de la copie privée, actuellement en discussion au Parlement, puisse avoir un effet bénéfique inattendu sur les bibliothèques et leurs usagers.

Copy cental. Par Thomas Hawk. CC-BY-NC. Source : Flickr

Le régime de la copie privée est en effet en passe d’être modifié sur un point essentiel, dans la mesure où le texte en débat entend conditionner le bénéfice de cette exception au droit d’auteur au fait que l’utilisateur réalise sa copie à partir d’une « source licite ». C’est ce qu’on appelle la question de la « licéité de la source » qui a fait couler beaucoup d’encre en doctrine par le passé, notamment lorsque les juges français avant la loi DADVSI avaient eu à se prononcer sur le téléchargement.

Or c’est une chose dont on a assez peu conscience généralement, mais les bibliothèques (ou plutôt leurs usagers) peuvent être concernés par la copie privée, encore qu’il y avait jusqu’à présent une incertitude assez épaisse sur l’applicabilité réelle de cette exception dans un tel contexte.

J’avais essayé de commencer à creuser cette question dans un billet l’année dernière où j’avais tenté de faire la part entre les usages collectifs et les usages privés en bibliothèque. Voici ce que je disais à propos de la copie privée :

[…] il peut exister des cas où l’usage d’une œuvre en bibliothèque peut se voir reconnaître un caractère personnel ou privé.

C’est le cas d’une série d’hypothèses de copies privées, comme je l’ai dit plus haut, lorsque l’usager vient à la bibliothèque avec son propre matériel de copie (appareil photo, téléphone portable, graveur de CD…). Dans ce cas, au regard de la jurisprudence, on devrait considérer qu’il s’agit bien d’une copie privée, dans la mesure où l’usager réserve la copie à son usage personnel. On devrait donc autoriser les copies d’oeuvres protégées en bibliothèque si elles sont réalisées par les usagers avec leurs propres appareils (Rem 1: ce n’est pas le cas dans beaucoup d’établissements – BnF, BPI… ; Rem 2 : il existe un débat en doctrine sur la portée de la copie privée, certains estimant qu’elle n’est possible que si le copiste acheté l’oeuvre, d’autres rappelant qu’elle est limitée par le test en trois étapes. Seul un juge pourrait trancher définitivement sur la question des usages en bibliothèque).

Je concluais de manière nuancé, car certains juristes estimaient que pour bénéficier de la copie privée, il fallait que le copiste soit également propriétaire du support de l’œuvre. Si cette hypothèse était retenue, les usagers en bibliothèque n’auraient jamais pu réaliser des copies privées à partir des documents consultés ou empruntés en bibliothèque.

Mais le texte voté à l’Assemblée mardi parle de copies « réalisées à partir d’une source licite« , or le prêt en bibliothèque ou la consultation de documents sur place constituent bien une manière licite d’accéder aux œuvres et donc des « sources licites« . Du coup, la nouvelle définition de la copie privée semble étendre avec davantage de certitude le bénéfice de cette exception aux usagers des bibliothèques.

Concrètement, cela signifie que des usagers de bibliothèques, à condition qu’ils réalisent des copies avec leur propre matériel (leur appareil photo, leur téléphone portable, leur PC chez eux, etc) et réservent ces copies à leur usage personnel, pourraient réaliser des reproductions à partir de documents consultés ou empruntés en bibliothèque, sans tomber sous l’accusation de contrefaçon, y compris lorsque les œuvres en question sont toujours protégées par le droit d’auteur.

Cela ne serait pas le cas, bien entendu, lorsque les copies sont réalisées avec du matériel appartenant aux établissements et mis à disposition des usagers (photocopieuses, scanners, ordinateurs, etc). Ces usages relèvent d’autres régimes juridiques, comme celui prévu pour la reprographie ou parfois, l’exception pédagogiques ou de recherche (voyez ici pour une synthèse à propos des scanners).

Sans doute, les législateurs n’ont pas envisagé cet effet inattendu d’une réforme qui était conçue à l’origine pour réduire le champ d’application de la copie privée, mais pardonnons-leur, même s’ils ne savent pas toujours exactement ce qu’ils font !

Néanmoins, il faut quand même apporter quelques nuances à l’hypothèse que je développe ici.

Tout d’abord, il y a des cas où un prêt en bibliothèque n’équivaut pas à un accès à une source licite. Par exemple pour ce qui est des CD, aucun système légal n’a été mis en place, à l’inverse de ce qui existe pour le prêt des livres et les bibliothèques françaises prêtent en réalité depuis des années des CD sans base légale, en vertu d’une simple tolérance de fait. Pour ce type de documents, la modification du régime de la copie privée reste sans effet et ne permettra pas aux usagers de bibliothèques de faire des copies par leurs propres moyens légalement.

Même pour les cas où le prêt s’effectue à partir d’une base légale, il faut tenir compte de ce que l’on appelle le test en trois étapes, qui limite la portée des exceptions au droit d’auteur :

Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur (Art. L. 122.5 CPI)

La Cour de Cassation s’est déjà appuyée sur ces dispositions pour restreindre, et même supprimer le bénéfice de la copie privée (dans la tristement célèbre décision Mulholland Drive, qui a admis que des mesures techniques de protection puissent neutraliser toute possibilité de copie).

Néanmoins, en l’absence de décision de ce type relative au cas spécifique des bibliothèques, je pense qu’il n’y a pas de raison de voler au secours de l’interprétation la plus restrictive et il me semble au contraire que la copie privée en bibliothèque pourrait être considérée comme compatible avec les exigences du test.

Il est vrai par ailleurs que des opposants à cette réforme, et notamment  le Quadrature du Net, ont émis des protestations, estimant que la réduction du champ de la copie privée aux sources licites constituait une atteinte aux droits du public et pouvait contribuer à rendre cette exception inapplicable.

Sur le fond, je suis d’accord avec ces objections, même si je pense que la copie privée ne peut constituer à elle seule un fondement aux pratiques de partage des oeuvres et qu’une réforme du type licence globale/contribution créative serait nécessaire pour atteindre un tel résultat de manière satisfaisante (voir par exemple le cas de l’Espagne, où une autre conception de la copie privée avait permis d’atteindre un équilibre plus satisfaisant qu’en France).

En attendant si cette loi est votée en l’état, il sera bon de se rappeler que copier n’est pas voler et que ce sera particulièrement vrai en bibliothèque !


17 réflexions sur “Copie privée et licéité de la source : des conséquences inattendues pour les bibliothèques ?

  1. Salut Calimaq,
    (par avance, excuse-moi pour la longueur de ce commentaire…)

    Merci pour ce billet qui, comme d’habitude, permet de synthétiser des références sur un sujet où la législation est assez floue. Je ne m’attarderai pas sur le fait que je ne partage pas la même position doctrinal que toi à propos de la question « faut-il être propriétaire ou simple détenteur de l’œuvre et du matériel de copies pour bénéficier de l’exception ? » et sur la portée de l’amendement Tardy au vu de son objectif d’origine. Seul les évolutions jurisprudentielles ou normatives pourront un jour (espérons-le) éclaircir ces points.

    J’aimerais poursuivre ton raisonnement sur un autre domaine qui est lui aussi d’actualité : la question des œuvres orphelines et indisponibles (https://scinfolex.wordpress.com/2011/11/12/numerisation-la-grande-manoeuvre-des-indisporphelines/).

    Si j’en crois ton billet, le principal frein à l’application de l’exception pour copie privée est le test en trois étapes (http://www.adbs.fr/test-des-trois-etapes-54774.htm?RH=OUTILS_VOC) : qui impose que l’application de l’exception de copie privée soit un cas spécial (j’avoue que ce critère est assez obscur pour moi et il est possible que je me trompe dans l’interprétation que j’en aurai par la suite), qu’il ne perturbe pas la bonne exploitation de l’œuvre et qu’ils ne porte pas atteinte aux intérêts légitimes de l’auteur.
    Appliquons ce test aux œuvres orphelines :
    — cas spécial ? –> oui, les œuvres orphelines sont spéciales, on n’arrive pas à retrouver leurs ayant-droits, sinon ce serait des œuvres comme les autres. OK
    — bonne exploitation de l’œuvre ? –> a priori si elles sont orphelines, elles ne sont plus exploitées puisqu’il est impossible d’obtenir l’accord des ayant-droits. OK
    — atteinte aux intérêts de l’auteur ? –> quel auteur ? si l’œuvre est orpheline, on suppose que l’auteur a disparu (décédé, injoignable), du moment qu’on respecte les droits moraux, ça ne lui pose pas de problème. OK

    J’ai l’impression que les œuvres orphelines passent le test des trois étapes. En plus celles qui se trouvent en bibliothèques ont été acquises licitement. On pourra donc leur appliquer l’exception de copie privée en toute légalité.

    Pour les œuvres indisponibles, pardon, épuisées, on peut tenir le même raisonnement :
    — cas spécial : oui, c’en est un, les œuvres sont indisponibles, impossible de les acquérir légalement.
    — exploitation de l’œuvre : justement, y en a pas.
    — intérêts légitimes de l’auteur… là c’est un peu plus compliqué, cela dépendra de la charge de la preuve : est-ce aux auteurs de prouver l’atteinte à leurs droits ? ou bien au copiste de s’assurer qu’il ne cause pas de préjudice ? Si quelqu’un a un indice pour répondre à cette présomption, je suis preneur (merci d’avance) !
    Avec un peu d’optimisme, on peut espérer que la JP suivra la même voie que pour le droit à l’image des biens, ie c’est aux propriétaires des biens qu’il convient de prouver le « trouble anormal » né de l’exploitation de l’image de ceux-ci (http://fr.jurispedia.org/index.php/Licences_de_droit_d%27auteur_et_droit_%C3%A0_l%27image_%28fr%29#1-_Le_droit_.C3.A0_l.27image_des_biens).

    Certes, nous savons qu’il y a en ce moment un grand remous du côté européen (directive pour les orphelines) et national (PPL qui couvre à la fois les épuisées et les orphelines) sur ces deux types d’œuvres mais si je ne me trompe, cela ne concernera que les usages *collectifs* et non *individuels* comme l’exception pour copie privée.

    Cela signifie que si les bibliothèques devront subir les dispositions de la prochaine législation (j’imagine qu’il faudra négocier des licences avec divers acteurs) qui couvrira les usages collectifs, les utilisateurs ne seront pas concernés et pourront librement recopier individuellement (numériser, océriser,…) les orphelines (et peut-être aussi les épuisées) au titre de l’exception pour copie privée.

    Certes, le droit pour chaque usager de copier individuellement chaque œuvre, c’est moins bien qu’autoriser une diffusion collective des œuvres mais lorsque le prêt d’e-books sans DRM sera opérationnel en bibliothèque, la copie privée pourrait prendre un nouveau tournant.
    Les usagers deviendront enfin des acteurs de la Dissémination de la culture et du Hacking du domaine public !

    1. Tu es tout excusé pour la longueur de ton commentaire (surtout quand on voit la longueur légendaire de mes billets !).

      Ton commentaire appellerait de longues analyses et j’y reviendrais sans doute plus tard pour le faire sur certains points.

      Je mettrais un bémol à ta conclusion « les usagers deviendront enfin des acteurs de la Dissémination de la culture ».

      Ce n’est pas le but de la copie privée de servir à la dissémination, car la loi précise bien que les reproductions doivent être réservées à l’usage du copiste. C’est un point essentiel du régime de la copie, notamment si on veut que l’interprétation que j’avance passe le test des trois étapes.

      C’est pourquoi je pense que les « droits du public », si on les entend comme un droit au partage en ligne des oeuvres dans un contexte non marchand, ne peuvent pas seulement avoir pour fondement la copie privée.

      Pour que les usagers deviennent comme tu le dis les acteurs de la Dissémination de la culture, il faut envisager une réforme du type licence globale/contribution créative.

      Ton raisonnement qui intègre la question des oeuvres orphelines/épuisées à celle de la copie privé est intéressant, mais je pense de mon côté que l’interprétation que je propose du périmètre de la copie privée passe le test des trois étapes, y compris pour les oeuvres protégées et commercialisées.

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