Open Experience : Quels modèles économiques pour l’Open dans l’Art et la Culture ?

Je me souviens clairement d’une discussion que j’ai eue avec un producteur de films qui soutenait que les licences libres ne pouvaient réellement fonctionner que dans le domaine des logiciels et dans celui des encyclopédies en ligne. En dehors des logiciels libres et de Wikipédia, la création culturelle, qu’il s’agisse de livres, de films, de musique ou de jeux vidéo, présentait selon lui de trop fortes spécificités pour autoriser la mise en place de modèles économiques viables, capables d’assurer une diffusion de l’oeuvre au public et de rémunérer les créateurs.

A money wedding. Par Minatei. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Même si je n’étais pas d’accord, cette conversation m’avait marquée, car elle est le reflet d’un préjugé fréquent à propos du libre ou de « l’Open », selon lequel un créateur qui accepte d’ouvrir ses contenus devrait renoncer à toute forme de monétisation. Or l’observation de la pratique montre que l’Open n’est pas toujours synonyme de « gratuité » et que des modèles économiques convaincants peuvent émerger. C’est sans doute pour  ces raisons que j’ai accepté de me joindre au projet Open Experience, initié par Louis-David Benyayer dans le cadre de Without Model en partenariat avec la Mutinerie à Paris. L’idée consiste à organiser des soirées thématiques pour réfléchir collectivement sur la question des modèles économiques de l’Open, dans différents secteurs (Logiciel, Science, Manufacturing, Data, etc). La première soirée, qui m’a été confiée, aura lieu le 21 janvier prochain et sera consacrée à l’Art et à la Culture.

Une cartographie et 7 modèles économiques

Cet évènement est pour moi l’occasion de dresser une cartographie détaillée des différents modèles économiques repérables dans les différents champs de la création : films/vidéo, musique, livres, photographie, jeux vidéo, télévision, presse. Par « Open », je me suis concentré sur des projets qui placent les créations sous des licences libres ou des licences de libre diffusion, notamment les licences Creative Commons qui sont les plus répandues.

Ce panorama est le résultat de la veille que je conduis en matière d’usage des licences ouvertes depuis plusieurs années :

Open experience
Cliquez sur l’image pour consulter la carte et contribuer !

A la lumière de cette cartographie, on peut constater que de nombreuses expériences existent en matière de création culturelle, au-delà des seuls domaines du logiciel libre et des encyclopédies. Mais les modèles économiques qui sous-tendent la création culturelle en mode ouvert sont manifestement différents de ceux qui existent dans le secteur du logiciel.

Chaque champ de la création (musique, cinéma, édition, jeux vidéos, etc) possède ses propres spécificités, mais on peut repérer quelques modèles récurrents :

  • Le recours au crowdfunding (financement participatif), qui permet aux créateurs de faire financer leur projet en amont de leur réalisation directement par le public, en contrepartie de quoi ils s’engagent à libérer leurs oeuvres sous licence ouverte. Cette formule passe par l’intermédiaire de plateformes comme Kickstarter aux États-Unis, Ulule ou KissKissBankBank en France.
  • Le recours au crowdsourcing dans lequel le public est invité cette fois à produire des contributions au niveau du contenu, généralement rassemblées sur une plateforme ou un site (Exemple : Flickr pour la photographie).
  • Des modèles de désintermédiation qui permettent de raccourcir la chaîne de diffusion des oeuvres afin que les créateurs puissent entrer en relation directe avec leur public, sans passer par les intermédiaires classiques de la création (éditeurs, producteurs, diffuseurs, etc)  (Exemple : Bandcamp pour la musiqueLulu pour l’édition de livres).
  • Des modèles de double diffusion dans lesquels les versions numériques des oeuvres sont offertes gratuitement sous licences libres, tandis que des supports physiques continuent à être commercialisés (Exemple : l’auteur de romans Cory Doctorow).
  • Différentes formules de « Freemium » dans lesquels l’oeuvre « brute » est mise en partage gratuitement par le biais d’une licence ouverte, tandis que des versions enrichies ou des services liées à l’oeuvre sont proposés contre rémunération (Exemple : le modèle économique hybride du film Le Cosmonaute).
  • Des modèles jouant sur la réservation de l’usage commercial. Ici, on s’écarte de l’approche du « libre », puisque les licences autorisent la circulation des oeuvres, mais pas leur usage commercial et c’est la monétisation auprès d’acteurs économiques qui assure un modèle économique, tandis que les particuliers sont autorisés à partager l’oeuvre (Exemple : le photographe Trey Ratcliffe).
  • Différents modèles de dons, soit directement effectués par le public au profit des créateurs, soit versés à une structure comme une association ou une fondation, sans but lucratif, organisant la création des contenus (Exemple : la plateforme Humble Bundle pour le jeu vidéo).

La carte heuristique ci-dessus contient de nombreux exemples concrets, avec des liens pour explorer les diverses branches.

Elle vous est proposée en mode wiki afin que vous puissiez y contribuer d’ici au 21 janvier. N’hésitez pas à suggérer d’autres exemples et à participer à l’élaboration de ce panorama !

Les limites de l’open dans l’art et la culture

Au-delà de ce travail de repérage et de classification, un des aspects qui m’a aussi intéressé consiste à repérer les limites ou les blocages rencontrés par la démarche de l’Open en matière de création culturelle. Et là aussi, on se rend compte que ces limites varient grandement selon les secteurs de la création. Dans la musique par exemple, il pourra s’agir de la difficulté à s’articuler avec les systèmes de gestion collective des droits, qui sont très importants pour les créateurs du secteur. Pour le cinéma, les blocages tiennent plutôt au fait qu’il est difficile pour les créations sous licence ouverte de bénéficier des aides à la création, essentielles dans ce secteur et d’entrer dans les circuits de distribution classique, notamment la diffusion en salles. Pour le livre, c’est plutôt l’absence de plateformes centralisées permettent aux auteurs de gagner en visibilité qui fait défaut (il n’existe pas encore de Bandcamp du livre, par exemple). D’autres secteurs, comme la presse ou la photographie se heurtent à des difficultés de monétisation qui affectent de manière générale ces filières sur Internet et qui frappent aussi bien les projets classiques que les projets libres.

Plus largement, on peut repérer que les projets « ouverts » commencent à rencontrer la concurrence de démarches initiées par les filières classiques des industries culturelles, articulant le gratuit et le payant. Or tous les modèles économiques de l’Open reposent en dernière analyse sur des déclinaisons du modèle du Freemium : offrir certaines choses gratuitement pour en monétiser d’autres. Mais aujourd’hui, cette « tactique » se retrouve, parfois à très large échelle, mise en oeuvre par la culture « propriétaire ». Par exemple, des sites de streaming musicaux comme Deezer ou Spotify misent largement sur une forme « d’ouverture », qui ne se traduit pas par l’usage de licences libres, mais permettent un usage gratuit très large de contenus. Dans le domaine du jeu vidéos, l’explosion du modèle des Free-to-play repose lui aussi sur une forme d’ouverture, sans pour autant que des jeux très populaires comme League of Legends ou World of Tanks soient en Open Source.

Quelque part, cela montre qu’il existe de l’Open au-delà de l’Open au sens juridique du terme : le chanteur coréen Psy par exemple a crowdsourcé le pas de danse du Gangnam Style et il a volontairement laissé circuler le clip de sa chanson sur YouTube pour la faire gagner en popularité et monétiser cette circulation par le biais de la publicité. Il y a bien ici une forme d’ouverture, alors que l’on reste dans un système classique de « Copyright : tous droits réservés ».

L’Open dans le secteur culturel subit donc aujourd’hui une forme de « concurrence » par l’évolution des industries culturelles, qui s’adaptent peu à peu à l’environnement numérique en récupérant sa logique. Sans doute pour trouver un second souffle, l’Open en matière d’art et de culture doit-il aujourd’hui miser sur l’adhésion à des valeurs et notamment le fait de pouvoir tisser grâce à l’ouverture juridique des relations privilégier entre les créateurs et le public ?

Une soirée pour débattre et expérimenter autour de l’Open dans l’Art et la Culture

C’est ce type de questions que nous voulons creuser avec vous à l’occasion de la soirée du 21 janvier, qui aura lieu à La Mutinerie. Au-delà de la présentation de cette cartographie, nous organiserons une table-ronde avec l’auteur de nouvelles Neil Jomunsi, porteur du projet Bradbury et Camille Domange du Ministère de la Culture. Without Model proposera également des ateliers collaboratifs pour inventer des modèles économiques autour de créations ouvertes.

Et il y aura également une surprise, très particulière, autour d’un invité de marque… Je ne vous en dis pas plus que ce tweet !

L’inscription à cette soirée se fait ici. L’entrée est payante pour couvrir les frais et la logistique, mais Without Model propose une invitation à tous ceux qui contribueront concrètement à ce projet (en écrivant un article, animant un événement, donnant une interview, etc).

D’autres soirées Open Experience auront lieu tout au long de l’année 2014, consacrées aux logiciels libres, à l’Open Access et à l’Open Science, à l’Open Design et à l’Open Manufacturing. Restez à l’écoute !

PS : et voici ci-dessous la vidéo de cette première soirée Open Experience :


8 réflexions sur “Open Experience : Quels modèles économiques pour l’Open dans l’Art et la Culture ?

  1. Je rajouterais peut-être …

    Comme le rappelle justement Chris Anderson l’auteur du célèbre livre  » Free – entrez dans l’économie du gratuit « .
    Monétiser par la valeur ajoutée qu’apportent l’expérience et l’appropriation.

    Un produit est ce que l’on acquiert, une expérience est ce qu’il en découle. Acquérir n’est pas payer, c’est apprendre et intégrer. Ce qui compte, ce qui a de la valeur, c’est la valorisation de cette acquisition. Ce qui compte, c’est ce que le produit permet, pas ce qu’il est en terme manufacturé. Les cours de Berkeley sont en ligne sur YouTube, mais les amphis sont pleins d’étudiants à 35 000 $ l’année. TED est gratuit online, mais la salle est pleine de gens qui ont payé 3000 $. Prince a donné son album via le Daily Mail et en a retiré 18M$ de retour d’attention transformé en concerts, intérêt pour des marques à s’associer à ce qu’il représente, etc.

    J’inviterais également à lire ce document qui à travers l’exemple d’entrepreneurs et de créateurs utilisant les licences CC, nous en apprend bcp sur le potentiel de ces solutions de partage.
    www.http://thepowerofopen.org/assets/pdfs/tpoo_fre.pdf

    Nicolas

  2. En musique, il y a aussi le saxophoniste Steve Coleman.
    Je ne l’ai pas ajouté au document collaboratif car je trouverais dommage de le classer dans les expérimentations avec Nine Inch Nails et autres. En effet, à mon sens, sa démarche est tout aussi « libriste » que certains utilisateurs de licences de libre diffusion même si lui-même n’utilise aucune licence à proprement parler. Cependant sa démarche est ancienne (2002 au moins) , c’est clairement un précurseur souvent oublié. C’est dommage car c’est certainement, à bien des égards, un musicien atypique.
    Côté « économie » même si l’argent n’est apparemment pas sa priorité, Il vend des CD et fait des performance. Les derniers CD sont en vente, les autres sont en libre téléchargement (à l’exception de quelques titres).

    Je vous laisse le placer où vous voulez sur le document.
    Voici les liens le concernant :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Steve_Coleman
    http://www.m-base.com/give_away.html
    http://www.m-base.com/download.html

    Concernant Gilberto Gil, que je vois dans le doc à la rubrique « expérimentations », mes interrogations ne portent pas sur le modèle économique mais sur la validité de sa démarche personnelle en « open ».
    Il a publié quelques titres sous licence Creative Commons, cependant quelques années plus tard la SACEM clamait haut et fort qu’il était dans son giron, à l’époque où l’Europe accusait les SPRD d’être des monopoles. Or ce n’est pas vraiment le cas pour les auteurs et c’est pour cela que la SACEM a pris Gilberto Gil en exemple : on peut s’inscrire à une SPRD étrangère. mais l’aspect monopolistique subsiste pour le reste (la mise à disposition du catalogue). Bref… quasi monopole serait plus juste, mais ce n’est pas le sujet.
    Questions en vrac : comment a-t-il pu publier sous CC s’il était inscrit à la SACEM ? Il semble qu’il ait voulu s’affranchir de sa maison de disque, mais ne s’est posé aucune question au sujet de la SACEM (il y est inscrit depuis 1997) ? Du coup, quelle est la validité de ces licences sur ces titres ? Et puis, à quel point est-il « open » dans sa démarche ? En effet, à part LE seul et unique titre de la compil wired je n’ai pas trouvé autre chose de lui en Creative Commons (mais je n’ai pas creusé tous les intertubes).
    Voilà une belle étude de cas en perspective non ? ;)
    Des liens :
    http://freemusicarchive.org/music/gilberto_gil
    http://www.democracynow.org/2008/6/25/from_political_prisoner_to_cabinet_minister
    http://www.sacem.fr/cms/home/createurs-editeurs/mag-sacem/magsacem-avril-2010/sacem-maison-commune-societaires-etrangers

  3. Les informations sont très utiles,surtout lorsqu’il est question de l’art et la culture,cependant l’impression de ces œuvres sur un outil numérique demande un grand savoir faire

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