Hadopi, jusqu’à la lie … et après ?

Les juristes avaient déjà porté un regard très sévère sur la manière chaotique dont la loi DADVSI avait été adoptée : « désolante histoire de lobbying » (Michel Vivant) « débat surréaliste » (L. Tellier-Loniewski), « rodéo procédural inénarrable » (V.L. Bénabou) …

Que dira-t-on alors à propos de la loi Hadopi, qui nous fera décidément boire jusqu’à la lie une potion bien amère ?

Car avec le recul, ce qui s’était passé lors du vote de la loi DADVSI autour de la licence globale était certainement beaucoup plus constructif que la péripétie de jeudi dernier, qui a vu la loi Hadopi rejetée par une poignée de mains levées dans une assemblée quasiment vide.

En 2005, la licence globale avait en effet été adoptée au terme d’un vrai débat à l’Assemblée, au cours duquel des députés de la droite et du centre avaient rejoint des représentants de l’opposition pour constituer une majorité composite partageant la même analyse. La suite n’en a été que plus choquante, puisque le gouvernement de l’époque avait dû user de toutes les ficelles offertes par la Constitution de la Vème République pour obtenir le retrait de la licence globale et le vote forcé d’un texte conforme à ses voeux.

Certains commentateurs regardent le rejet surprise de la loi Hadopi comme une victoire, considérant que « la voix des citoyens et des innombrables critiques qui se sont élevées contre ce texte absurde et dangereux aura fini par se faire entendre » (La Quadrature du Net). Hélas, il me semble plutôt que les députés de l’opposition ont été réduits à cette manœuvre justement parce qu’il s’est avéré impossible tout au long de la procédure parlementaire de faire valoir des arguments contre la position du gouvernement. Pour avoir suivi de près les débats et le travail en commission, j’ai été franchement choqué par la manière dont les propositions d’amendements ont été quasi systématiquement écartés, sans réelle discussion, alors que des pistes intéressantes auraient pu émerger des échanges.

Au final donc, les députés de l’opposition ont eu certainement raison d’orchestrer ce coup d’éclat, au moins sur le plan symbolique, pour jeter le discrédit sur ce texte et attirer l’attention sur l’absurdité d’un système parlementaire que le gouvernement peut verrouiller à sa guise. Mais cela ne changera surement rien à l’affaire puisque le même texte de loi sera présentée à nouveau au vote le 29 avril et qu’on peut s’attendre cette fois à ce que la majorité serre les rangs pour en terminer avec la loi Hadopi.

J’ai en mémoire ce passage d’un article du juriste Christophe Geiger à propos de la loi DADVSI, qui me semble toujours d’actualité : »(…) il faut se rendre à l’évidence que les changements sont profonds et le Parlement n’est plus l’endroit où se prennent les décisions importantes, ce n’est peut-être pas seulement le droit d’auteur qu’il faudra adapter à la société de l’information, mais également toutes les règles de fonctionnement de notre démocratie. »

Ce que traduisent les épisodes DADVSI et Hadopi, c’est avant tout la quasi impossibilité pour le législateur de poser des règles sereinement, légitimement et efficacement lorsqu’il s’agit de droit d’auteur dans l’environnement numérique. Le gouvernement et la majorité accouchent de tigres de papier, dépassés avant même d’être adoptés, voués à l’échec, qui appellent l’intervention de nouveaux textes, encore plus répressifs et toujours inefficaces. Un cercle vicieux qui n’est pas sans rappeler l’escalade des textes dans le domaine de la lutte contre la drogue ou contre le terrorisme…

Je vous recommande de lire à ce sujet l’intervention dans les colonnes du Monde de Bruno Ory-Lavollée, conseiller à la Cour des Comptes et ex-directeur de l’Adami, qui met en lumière le coût exorbitant en termes d’atteinte aux libertés que nous risquons de payer si le mécanisme de la riposte graduée rentre en vigueur : « Si le droit d’auteur est un droit de l’homme, cela ne doit pas avoir pour prix une société policière. En droit français, une écoute téléphonique doit être autorisée par un juge. De simples agents assermentés de sociétés de droit privé, que l’on a recrutés pour vérifier si un bal est payant ou gratuit ou si des DVD contrefaits figurent à l’étalage, ne sauraient recevoir mission d’intercepter des communications individuelles. Et le secret de la correspondance, dont relève la messagerie électronique, est absolu. Seuls des crimes ou des délits graves, relevant par exemple du terrorisme, peuvent justifier des exceptions au secret des communications privées, pas le transfert de fichiers d’une valeur de quelques dizaines d’euros. »

Si la loi Hadopi est adoptée en l’état que va-t-il se passer ? Peut-on prévoir l’après ? On peut tout d’abord penser que l’opposition déposera un recours devant le Conseil Constitutionnel et cette étape risque d’être redoutable pour le dispositif prévu par le gouvernement. Rappelons que la loi DADVSI comportait déjà un système de riposte graduée que le Conseil Constitutionnel avait complètement démantelé pour violation du principe d’égalité devant la loi pénale. Des doutes très sérieux pèsent sur la conformité à la Constitution de la loi Création et Internet (c’est l’opinion d’Alex Türk, le président de la CNIL), notamment en ce qui concerne la composition de la future Hadopi, ses pouvoirs exorbitants, la manière dont les garanties juridictionnelles seront écartées pour prononcer les sanctions et surtout la collecte des données personnelles que tout le processus implique. On voit mal d’ailleurs comment le juge constitutionnel pourrait laisser intacte cette loi.

Raisonnons par l’absurde et imaginons quand même que le texte passe l’épreuve du contrôle de constitutionnalité : il lui restera à subir tout ou tard les foudres communautaires. Le mécanisme de la riposte graduée a été condamné très fortement à plusieurs reprises par le Parlement européen et critiqué par la Commission européenne. Les personnes qui se verront couper l’accès à Internet par la Hadopi pourront porter l’affaire devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Et il n’est pas impossible non plus que les instances communautaires dans le cadre du vote du Paquet Télécom n’en viennent à consacrer par le biais d’une directive l’accès à Internet comme un droit fondamental, ce qui mettrait la loi Hadopi complètement en porte-à-faux.

Et même sans cela … rappelons que l‘ancienne ARMT (Autorité de Régulation des Mesures techniques) instaurée par la loi DADVSI – et transformée par un coup de baguette législative en Hadopi -n’a jamais rendu aucune décision et n’a pas servi à grand chose. Qui nous dit que la nouvelle autorité ne connaîtra pas finalement le même sort ? C’est plus que probable, car le dispositif répressif est focalisé sur le peer-to-peer et qu’il existe déjà une liste impressionnante d’alternatives à la disposition des pirates pour continuer à échanger des fichiers sans risquer d’être repérés.

Du coup, il me semble que le débat est ailleurs maintenant, car si la loi ne parvient plus à poser des règles adaptées à l’environnement numérique, il faudra bien que de nouveaux canaux de régulation se fassent jour. On peut penser par exemple que des formes de licence globale finiront quand même par s’imposer petit à petit, et ce seront certainement des accords contractuels passés entre les titulaires de droits et des grands fournisseurs de services en ligne qui permettront son avènement. Sans la loi !

Ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis autour de l’accord entre Google et les éditeurs montre également la puissance du contrat par rapport aux limites de la loi. Cette fois, c’est le problème majeur des oeuvres orphelines et des oeuvres épuisés qui est en passe de touver une solution par la voie contractuelle, là où aucun législateur au monde n’est parvenu à instaurer de système satisfaisant.

Et un mouvement alternatif comme celui des licences Creative Commons réalise petit à petit un extraordinaire travail d’adaptation des règles de la propriété intellectuelle aux exigences de l’environnement numérique, en dehors de l’action des législateurs, simplement par le jeu fluide des rapports contractuels entre créateurs et réutilisateurs d’oeuvres.

Du coup, doit-on vraiment regretter cette déchéance finalement assez pathétique du législateur ? Peut-être pas … Il aurait certainement été plus illustrant pour la France, le pays des droits d’auteur, de montrer une nouvelle voie et de faire preuve d’autant de créativité qu’au début du 19ème siècle. Mais l’occasion est passée et l’Histoire ne repasse pas les plats !

Maintenant, il s’agit pour tous les acteurs intéressés d’en tirer la leçon et de construire de nouvelles solutions, par le jeu des contrats, sans plus attendre l’arrivée d’un Godot législatif qui ne viendra pas.

La loi Hadopi aura eu en ce sens un mérite : elle aura ligué contre elle un ensemble d’acteurs, aux intérêts forts éloignés, qui pourront peut-être se retrouver un jour autour d’une table de négociations pour prendre en main leur destin. J’ai été surpris par exemple de voir une structure comme le GESTE (Groupement des éditeurs de services en ligne) prendre très fortement position contre la loi Hadopi. Et la liste des opposants à la loi Création et Internet du côté des titulaires de droits est plus longue que ne veut le reconnaître le gouvernement !

Je pense que pour tous les professionnels de la culture, de l’information, de l’enseignement – bibliothécaires, archivistes, documentalistes – le temps est venu d’aller à la rencontre des titulaires de droits – auteurs, éditeurs, fournisseurs de contenus, etc – pour essayer d’inventer collectivement cette nouvelle voie que le législateur n’a pas su trouver. On me dira que je suis un optimiste et un rêveur, mais je pense que c’est possible, à condition que nous soyons capables de nous organiser pour aborder la négociation en force. Dans ses tractations avec les fournisseurs de ressources numériques, le consortium Couperin arrive déjà à négocier des licences qui vont souvent bien au delà des maigres exceptions prévues par la loi française au « bénéfice » des bibliothèques ou de l’enseignement. Pourquoi la même démarche ne pourrait-elle pas être entreprise dans d’autres domaines ?

Pour en finir avec ce billet bien trop long, je vous signale quand même qu’une manifestation est prévue à Paris contre la loi Hadopi le 25 avril, avant le vote à l’Assemblée. Il faut deux mille inscrits pour qu’un cortège soit organisé. Cela ne changera peut-être pas grand chose, mais comme disait Gandhi « Tout ce que vous ferez est dérisoire, mais il est très important que vous le fassiez quand même« .

Comme écrire des billets de blog en somme !

Si cet article vous a intéressé, voir aussi sur S.I.Lex :



7 réflexions sur “Hadopi, jusqu’à la lie … et après ?

  1. Je partage complètement les positions et les conclusions de ce billet. côté bibliothèques publiques, il se passe des choses intéressantes également, même si le mouvement de négociation avec les ayants-droits doit prendre de l’ampleur.

    Juste une précisions sur la licence globale : on ne peut pas dire qu’elle s’imposera pas la voie contractuelle, car ce ne sera plus dans ce cas ujne licence globale, mais des licences privées, sous forme du modèle économique du forfait… et sans la fonction de régulation initialement assurée par l’Etat ou un organisme public.

    Décidément ce blog est passionnant ! Longue vie !

    1. Oui, j’ai modifié le billet en indiquant plutôt qu’une forme de licence globale pourrait peut-être se mettre en place par voie contractuelle.

      Ce que je voulais dire, c’est qu’il y a certainement plus de chances que de nouveaux modèles économiques se mettent en place petit à petit par le biais de négociations entre les titulaires et les grands acteurs de l’internet.

      On voit déjà que les choses évoluent beaucoup sur les plateformes qui rémunèrent les titulaires par le biais de la redistribution des revenus publicitaires. Un fournisseur d’accès à Internet pourrait de lui-même mettre en place une sorte de licence permettant l’accès gratuit à un catalogue d’oeuvres moyennant un surcoût d’abonnement (cela existe même déjà à des échelles limitées).

      Par contre, je suis d’accord avec vous pour dire qu’il aurait grandement préférable que ce soit la loi et l’Etat qui portent un tel changement et qui encadrent l’action des acteurs privés. C’est d’ailleurs ce que Richard Stallman préconisait lors de sa conférence à Nanterre dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. Mais la fenêtre d’opportunité politique d’une licence globale législative est à mon avis réduite à néant pour un certain temps. La puissance du paradigme répressif est encore trop forte.

      Cela dit, je pense que le glissement du contrat vers la loi en matière de droit d’auteur a aussi quelque chose de « naturel ». Les mécanismes de la propriété intellectuelle sont essentiellement contractuels (jeu des cessions de droits …) et on constate que beaucoup d’autres pays ont énormément de mal à réformer leurs lois sur les droits d’auteur : la Canada par exemple (échec récent du projet de loi C-61) ou encore la Nouvelle-Zélande (abandon d’un projet de riposte graduée).

  2. Bonjour

    Je suis d’accord avec la double conclusion de Bibliobsession !

    Bien cordialement
    Bernard Majour

  3. Tu vas finir par me faire aimer ou au moins comprendre (un peu…) le droit, toi ;-)
    Amitiés admiratives

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