Règlement Google Book Acte II : le grand bal des chimères

Depuis le commencement, l’Affaire Google Book Search pose cette question : la force parviendra-telle à revêtir les habits du droit ?

Google a écrasé tous ses concurrents dans la course à la numérisation, grâce à sa puissance technologique et financière.

Mais il ne sera pas le maître tant qu’il n’aura pas obtenu l’onction du droit.

Un nouvel accord de règlement négocié entre Google et les parties au procès américain est intervenu le 13 novembre dernier.

Il modifie en profondeur certains points essentiels, manifestant une réelle volonté de la part de Google de tenir compte des critiques formulées à son encontre.

Mais malgré tout, la question primitive revient toujours : celle de la légitimité du « coup de force » originel de Google.

Et derrière elle, celle de la possibilité pour une puissance privée de mettre en place de nouvelles règles que seule une loi serait en mesure de faire advenir.

Cet espoir est la chimère juridique de Google, mais il y en a bien d’autres dans cette affaire et ne sommes-nous pas tous en train de nous laisser entraîner dans un grand bal des chimères ?

(The Vampire. Chimere. Par jrover. CC-BY. Source : Flickr)

D’abord remonter un peu le fil du temps…

Le 18 septembre dernier, le Department of Justice américain adressait au juge Denis Chin en charge du procès Google Book Search un Statement of interest qui désapprouvait en profondeur l‘accord de règlement négocié en novembre 2008 entre le moteur de recherche et les auteurs et éditeurs américains, notamment sur la base de la violation des lois anti-trust. Cette intervention avait été précédée début septembre par des objections déposées par les gouvernements français et allemand au nom de la défense du droit d’auteur (et nous verrons que ces interventions ont eu un impact décisif sur le nouveau règlement). Face à cette charge, le juge avait décidé d’accepter à la demande des parties d’ajourner le jugement pour leur permettre de soumettre une nouvelle version de leur accord. Le suspens fut haletant puisque la date limite fut d’abord fixée au 6 novembre, puis au 9, puis au vendredi 13 (sic!) et c’est seulement à minuit (Midnight Madness ! comme dit James Grimmelmann), à la dernière minute, que la nouvelle mouture du texte a été révélée, avec cet art consommé du story telling dont les Américains ont le secret !

A six heures du matin le vendredi (avec le décalage horaire), je pêchais dans le flux grâce à Twitter (et @kcrews – excellente source sur la question) un poisson informationnel bizarre qui s’avéra bien être la nouvelle version de la chimère… heu… du règlement. Depuis, le déluge des commentaires s’est abattu et j’essaie de ne pas me noyer… c’est déjà beaucoup…

Maintenant tâcher de comprendre et de se repérer…

Plus facile à dire qu’à faire… le texte du nouveau règlement est ici (368 pages absolument indigestes). On trouve là un document dit Amended Settlement Redline, qui permet de repérer exactement toutes les modifications (guère plus praticable). Pour commencer à appréhender l’étendue des changements, on peut se reporter utilement à cette synthèse en 3 pages ou à cette FAQ en deux pages (attention, ce sont des documents relativement objectifs, mais proposés par Google et ils sont en anglais – nous préparons avec Marlene une traduction en français).

Pour une première approche « en douceur », j’ai un faible pour la synthèse sous forme de mots-clés réalisée par Michèle Battisti sur le site de l’ADBS. Si vous n’avez qu’une seule chose à lire et que vous voulez une présentation objective et d’une grande clarté, allez là-bas.

On pourra également lire (en anglais, mais très instructif) le troisième volet du Guide for The Perplexed, publié par les trois principales associations de bibliothécaires américaines, qui permet de cerner plus en détail la nature des changements.

Et ensuite, se faire une opinion…

Pour cela, il n’y a pas de secret : il faut se plonger dans les commentaires américains. Il est d’ailleurs fascinant de voir, quelques jours à peine après l’intervention du nouveau règlement, à quel point ce texte si complexe a déjà été fouillé, décortiqué, « déplié » par les analystes américains – juristes (James Grimmelman, Kenneth Crews, Pamela Samuelson), bibliothécaires (Karen Koyle, Peter Hirtle) , associations de défense des libertés (EFF, ACLU). Depuis que je suis l’affaire Google book Search, j’ai pris conscience de la qualité et de la richesse du débat public aux Etats-Unis et il n’est pas abusif de dire que ce nouveau règlement est aussi quelque part un peu le fruit de cet esprit critique, qui a su depuis des mois mettre à nu les failles et les risques inhérents à la précédente version du Règlement.

Rien de tel n’existe hélas vraiment en France et j’ai eu bien de la peine à trouver quelque chose de consistant écrit dans la langue de Molière à me mettre sous la dent…

J’ai essayé de rassembler un panorama de ces analyses et réactions américaines sous la forme d’un arbre de perles Pearltrees (excellent moyen de dompter l’infobésité). Vous pourrez y accéder en cliquant sur la perle ci-dessous, qui vous permettra de consulter des liens organisés de manière thématique (je continuerai à alimenter cet arbre au fil des évolutions).

Règlement GBS V2//

Pour se repérer dans le dédale de commentaires que génère le nouveau Règlement, un arbre de perles sur Pearltrees

Vous constaterez que les débats outre-Atlantique font toujours rage et que le nouveau règlement, malgré de significatives concessions réalisées par Google, est loin d’avoir apaisé toutes les critiques… Il pouvait difficilement en être autrement…

Et maintenant entrons dans le grand bal des Chimères !

Ce nouveau règlement est avant tout le produit de la confrontation entre puissance privée et puissance publique. Pamela Samuelson, professeur de droit à l’université de Berkeley, a écrit dans les colonnes du Huffington Post un article lumineux qui montre à quel point a été décisif l’impact des interventions dans la procédure des gouvernements américain, français et allemand. Il en résulte deux séries de modifications principales dans le nouveau règlement : l’une concernant la portée internationale de l’accord et l’autre la limitation des exclusivités reconnues au profit de Google.

Google, king of the World

C’était l’un des effets les plus surprenants du premier Règlement. Par le biais de la procédure américaine très particulière du recours collectif (class action), le premier accord avait une portée internationale très large et s’appliquait à tous les pays membres de la convention de Berne (c’est-à-dire quasiment le monde entier). De nombreuses objections ont été émises à ce sujet par les titulaires de droits et gouvernements étrangers, et plusieurs analyses pointaient les risques d’une inégalité de traitement entre les titulaires américains et le reste du Monde.

Tenant compte de ces critiques, le nouveau règlement ne s’appliquera plus à présent qu’à un petit nombre de pays, « partageant une tradition juridique commune et une organisation similaire de leurs industries du livre » : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie. On reste donc dans l’aire des pays de copyright (comprise de manière étroite puisque la Nouvelle Zélande en est exclue). Les titulaires de droits anglais, australiens et canadiens font maintenant partie intégrante de l’action en tant que plaignants désignés et ils obtiennent d’être représentés au comité d’administration du futur Registre des Droits du Livre.

Pour Google, une première chimère s’évanouit, avec l’espoir de pouvoir régler par le biais du règlement une bonne fois pour toute la situation pour le monde entier. On sent bien poindre cette déception dans l’annonce officielle de Google :

« We’re disappointed that we won’t be able to provide access to as many books from as many countries through the settlement as a result of our modifications, but we look forward to continuing to work with rightsholders from around the world to fulfill our longstanding mission of increasing access to all the world’s books ».

On pourrait y voir une sorte de victoire pour les titulaires de droits qui se sont opposés au premier règlement, mais les choses sont bien plus complexes en réalité d’un point de vue tactique, et Google conserve une position très forte – peut-être même paradoxalement plus forte qu’auparavant.

Enfermés dehors !

Première conséquence : les auteurs et éditeurs n’appartenant pas aux quatre pays couverts par l’accord ne peuvent plus revendiquer l’indemnité de 30 à 300 dollars par livre scanné proposée par Google à titre de dédommagement. Ils conservent en revanche la possibilité d’engager une nouvelle procédure contre Google devant la justice américaine pour faire valoir leurs droits.

La belle affaire ! Car à présent, le recours collectif (class action) est fermé. Il n’est plus possible pour les titulaires du reste du monde de s’attaquer collectivement à Google, plus possible non plus d’agir par le biais des objections que recevait le tribunal de New-York. Il faudrait s’attaquer au géant californien en ordre dispersé et on voit mal qui aurait les reins assez solides pour se lancer dans une telle entreprise. Honnêtement, quel éditeur, quelle société de gestion collective – ne parlons même pas des auteurs – pourrait se payer le luxe d’un tel procès ?

Or la portée limitée du nouvel accord n’implique pas que Google retirera de sa bibliothèque numérique les ouvrages protégés qu’il a déjà numérisés ou même qu’il cessera de scanner les livres étrangers qu’il trouvera dans les fonds des bibliothèques américaines partenaires. Google s’en tient à son « coup de force » initial : il continue à revendiquer le bénéfice du droit américain et du fair use (usage équitable) pour se garder de l’accusation de contrefaçon. Les titulaires de droits qui verraient quelque chose à redire dans cette façon de faire sont toujours invités à se manifester pour demander le retrait de leurs ouvrages (système de l’opt-out).

Google n’a donc en aucun cas consenti une concession aux titulaires de droits étrangers en modifiant le règlement, comme l’explique Pamela Samuelson dans les colonnes du Huffington Post :

That GBS 2.0 will take foreign rights holders out of the settlement class does not necessarily mean that Google will no longer scan foreign books. Nor does it mean that foreign books already scanned by Google will be deleted from the corpus (…) Being dropped from the settlement is also no guarantee that foreign books will not be commercialized. If foreign rights holders want to be certain that Google will stop scanning their books, remove the books from the GBS corpus, or cease commercially significant uses, they may have to sue Google to achieve their objectives.

La Fédération des Éditeurs Européens a pourtant accueilli plutôt favorablement cette modification, mais tel n’a pas été le cas du SNE en France qui a immédiatement réagi à ce nouveau texte en réaffirmant avec force son rejet du modus operandi suivi par Google (les éditeurs allemands sont aussi sur la même ligne) :

Le Syndicat National de l’Édition considère que le projet d’accord conclu aux États-Unis « ne marque aucun progrès sur la question essentielle de la protection des oeuvres non anglo-saxonnes piratées par Google » pour son projet de bibliothèque numérique. « Le Syndicat National de l’Édition reste constant dans sa position consistant à demander à Google de respecter le principe essentiel du consentement préalable des auteurs et des éditeurs avant l’utilisation de leurs oeuvres« .

Sans manquer de rappeler que tout ne se joue pas devant la Justice américaine, puisque les auteurs et éditeurs français ont eu aussi leur procès « bien de chez nous », dont le verdict doit tomber au TGI de Paris avant le 18 décembre.

Certes… mais c’est justement une chose qui m’angoisserait beaucoup si j’étais un membre du SNE !

Car le nouveau règlement a mécaniquement pour effet de décupler l’enjeu du procès français, dont l’issue est tout sauf certaine. Comme j’ai essayé de le montrer à plusieurs reprises (ici ou ), l’incertitude est à son comble et Google pourrait bien gagner en France s’il parvient à faire appliquer la loi américaine pour bénéficier du fair use.

Si cela devait se produire, ce sont les éditeurs français qui auront poursuivi une belle chimère et l’on imagine mal qu’ils puissent aller tenter leur chance à nouveau devant la Justice américaine. Ce serait prendre le risque de se jeter à nouveau tout droit dans la gueule du fair use ! Si c’est ce scénario qui se réalise, le monde de l’édition français sera contraint à la négociation avec Google, dans des conditions de faiblesse évidentes. Il faut quand même beaucoup aimer les vieux principes du droit d’auteur de Beaumarchais pour oser courir un tel risque…

Au final, difficile de dire si la limitation de la portée internationale du nouvel accord est une chance pour les titulaires du reste du monde. On a plutôt l’impression qu’ils se retrouvent comme « enfermés dehors », dans une quadrature judiciaire insoluble. Et c’est d’autant plus regrettable que l’accord commençait justement à devenir presque acceptable, tant Google a reculé sur la question des exclusivités.

Exclusivités en berne

Le Department of Justice américain avait reproché au précédent règlement de contrevenir aux lois anti-trust et on ne plaisante pas avec ces choses-là aux Etats-Unis, même lorsqu’on s’appelle Google ! Les principaux concurrents de Google comme Amazon, Microsoft ou Yahoo !, réunis sous la bannière de l’Open Book Alliance ne se sont pas privés de leur côté de jeter de l’huile sur le feu fédéral, en demandant à Google de vider son nouveau règlement de toute trace d’exclusivité.

Google est allé très loin sur ce terrain pour prouver sa bonne volonté. Le nouveau règlement prévoit que tous les distributeurs de livres (que ce soit Amazon, Barnes & Noble ou n’importe quel libraire) pourront avoir accès au contenu de Google Book Search et vendre à leurs clients l’accès aux ouvrages en conservant la plus grande part des 37 % des revenus qui reviennent normalement à Google.

D’un certain côté, on peut se dire que Google fait confiance à son modèle publicitaire et à la compétitivité de son propre système de vente des ouvrages, au point d’accepter de jouer le jeu de la concurrence. Mais il faut reconnaître que l’exclusivité commerciale a été réduite à peu de chose dans le nouveau texte.

Cela n’a pourtant pas suffit à calmer l’opposition de l’Open Book Alliance qui reste vent debout contre le nouveau Règlement. Mais c’est surtout à propos de l’épineuse question des oeuvres orphelines que se déchaînent les critiques.

La nécromancie juridique a ses limites…

Depuis le début, la manoeuvre de Google est avant tout un extraordinaire tour de passe-passe juridique pour mettre la main à titre exclusif sur les oeuvres orphelines (celles qui sont protégées par des droits, mais dont on ne peut identifier ou localiser les titulaires). Cette forme d’exclusivité avait été fortement critiquée par le DoJ dans son Statement of Interest et plusieurs analyses convergentes (ici ou ) considéraient qu’il n’était pas possible d’utiliser la procédure de recours collectif pour accorder un tel droit à Google. Seule l’intervention d’une loi votée par le Congrès pourrait être en mesure de produire un effet aussi puissant.

Ici encore, Google a fait de très grandes concessions, c’est peut-être même sur ce point que le nouveau règlement opère les plus grands changements. Dans la précédente version, les oeuvres orphelines (jamais nommées comme telles) étaient traitées par prétérition. Le règlement contenait en fait des dispositions relatives aux oeuvres épuisées, autorisant Google à les commercialiser, sauf si les titulaires de droits venaient à se manifester pour s’y opposer. Or il est évident qu’une partie significative des oeuvres épuisées correspondent en fait à des oeuvres orphelines, pour lesquelles le lien avec les titulaires s’est rompu. Dès lors, ceux-ci ne risquaient pas de se manifester et le pouvoir nécromantique de l’accord transformait ces oeuvres en bons petits soldats aux ordres de Google. Pire encore, il était prévu que les 63 % des revenus générés par leur exploitation seraient versés au Registre des Droits du Livre (Book Right Registry) chargé de représenter les titulaires et in fine récupérés par ses membres. Nombreux étaient ceux, comme James Grimmelmann, qui dénonçaient dans ce procédé un véritable hold-up opéré par Google (mais aussi par les auteurs et éditeurs parties au procès) sur les oeuvres orphelines. Une sorte d’expropriation feutrée sur fond de collusion d’intérêts …

(…) le Règlement passe outre les droits des personnes qui ne prennent pas part au procès. Et vu le sort réservé aux œuvres orphelines dans la loi sur le droit d’auteur, nous savons qu’il est complètement improbable que ces plaignants absents au procès puissent faire quoi que ce soit pour s’opposer à ce que Google remporte la mise à leur place. Il s’agit d’une nouvelle version du paradoxe de Russel, appliqué au recours collectif. Ce recours regroupe en fait des personnes qui n’ont pas conscience d’y prendre part. Dans le cadre de ce recours collectif, les plaignants actifs ont pu se servir du vaste ensemble des droits d’auteur sur les œuvres orphelines comme d’une monnaie d’échange. Les plaignants actifs ont négocié au nom de tous, alignant tous ces millions de livres pour le seul bénéfice de Google. Les orphelins sont devenus des zombies, rappelés d’entre les morts par la magie noire du recours collectif et transformés en une armée titubante obéissant à la seule volonté de Google.

Le nouveau Règlement s’efforce de conjurer ce type de critiques. Le texte parle à présent explicitement d’une nouvelle catégorie de livres appelées « Oeuvres non réclamées ». Le Registre comportera un administrateur désigné par un tribunal pour représenter les intérêts des titulaires de droits sur ces oeuvres. Les sommes générées par l’exploitation de ces oeuvres ne pourront plus être utilisées par le Registre ou versées aux autres titulaires de droits. Elles seront conservées dans l’attente que les titulaires se manifestent et au bout de 5 ans employées pour les localiser. Au bout de dix ans, elles seront versées à des actions caritatives pour des actions en faveur de la lecture.

Honnêtement sur ce point, beaucoup de la magie noire qui imprégnait le précédent accord a été dissipée. Mais nous verrons plus loin que ces efforts réels consentis par Google sont loin d’avoir fait taire toutes les critiques. Et les oeuvres orphelines pourraient bien rester le grain de sable qui grippera la machinerie du nouveau Règlement.

Soupe à la grimace pour les bibliothèques

Plusieurs Copyright Librarians américains (Karen Coyle, Kenneth Crews, DLT Jester) se sont penchés sur le nouveau réglement et leur sentiment reste mitigé quant aux conséquences du nouveau règlement pour les bibliothèques. Le premier règlement prévoyait que l’intégralité du contenu de Google Book Search pourrait être accessible sur place dans les bibliothèques publiques américaines à partir d’un seul terminal. Par ailleurs, les établissements pouvaient souscrire à titre payant un abonnement institutionnel pour desservir leurs communautés d’usagers.

La première réaction relève visiblement de l’ordre de la déception, car c’en est fini à présent de la possibilité d’accéder par le biais de l’abonnement institutionnel aux ouvrages du monde entier à partir des bibliothèques américaines (voyez Kenneth Crews) :

No longer “worldwide,” the settlement is now only about books registered with the U.S. Copyright Office (which will be dominantly U.S. books), and books originating from the United Kingdom, Canada, and Australia. Gone are all other books from Europe, Asia, Africa, South America, and other regions. Because the settlement is now tightly limited, so will be the ISD. The big and (probably) expensive database is no longer so exciting. Many of the books under GSB 2.0 are likely already available to many libraries.

Non seulement le produit Google Book Search devient beaucoup moins attrayant pour les bibliothèques, mais Google n’a pas cherché à calmer les inquiétudes exprimées par le monde académique quant à la maîtrise du prix de l’abonnement institutionnel.

Le Registre (Google et les titulaires de droits donc) aura à présent la faculté de permettre l’accès gratuit sur place dans les bibliothèques publiques sur plus d’un seul terminal. C’est bien, mais le texte de l’accord est extrêmement prudent et Karen Koyle sur son blog relève que rien ne garantit que cette disposition sera effectivement mise en oeuvre :

So it leaves the options open for giving some public libraries additional (free?) access. Still, there is no information on whether or how public libraries could subscribe in a way that would allow them to fully serve their communities.

Par ailleurs, Google n’a accepté quasiment aucune concession concernant le renforcement de la protection de la vie privée des utilisateurs de la base, alors même que c’était une revendication très forte portée par les bibliothécaires américains et les associations de défense des libertés publiques. Il faut bien dire que la concurrence promet d’être plus rude et qu’il doit être rassurant de se dire qu’on pourra utiliser les données personnelles à sa guise pour mieux profiler son modèle publicitaire… (Voyez chez EFF)

Unfortunately, the parties did not add any reader privacy protections. The only nominal change was that they formally confirmed a position they had long taken privately that information will not be freely shared between Google and the Registry.

Orphelines, orphelines, grains de sable dans la machine…

Tout cela est bien beau, mais venons-en maintenant au cœur même de la chimère. Certes, Google a fait beaucoup d’efforts, mais seront-ils suffisants pour faire en sorte que par la grâce du Règlement la force se transforme en droit. Rien n’est moins sûr…

Les points d’achoppement qui pourraient conduire la justice américaine à rejeter l’accord sont encore nombreux. Amazon a déjà contesté le fait même que le juge Chin ait pu approuver le dépôt de ce nouveau règlement. Plusieurs analyses estiment que la question de la violation des lois anti-trust reste complètement pendante et le Department of Justice continue visiblement à exprimer des réserves à ce sujet.

Mais ce sont surtout les œuvres orphelines qui demeurent le problème majeur. Car malgré les concessions qu’il contient, le nouveau Règlement continue à conférer à Google, dans les faits sinon en droit, une sorte de monopole pour exploiter les œuvres orphelines. Le DoJ et l’Open Book Alliance ont demandé à Google d’étendre cette faculté à d’autres opérateurs pour respecter les règles de concurrence. Mais c’est plus qu’il n’est possible de faire dans le cadre d’un recours collectif. Google et les parties au procès n’ont vraisemblablement pas le pouvoir d’opérer un tel changement et seule une loi votée par le Congrès des Etats-Unis pourrait avoir cet effet.

Google a bien essayé de se tirer de ce mauvais pas par un nouveau tour de passe-passe. Le Règlement prévoit à présent que le Registre pourra délivrer des licences d’utilisation des oeuvres non réclamées, « dans la mesure où la loi le permet« . Formule très étrange, dont James Grimmelmann nous livre la clé :

Now, it’s true that “to the extent permitted by law” is an obscure phrase in this context. My best working hypothesis is that the parties used to to take account of possible future changes to the law (…) As I understand this, their idea is that the Registry will be in a position for Congress to rely on in any orphan works legislation. All it would take is a wave of Congress’s magic wand, and the Registry will be handing out licenses to Google competitors. Thus, apparently goes the argument, we’re helping facilitate a Congressional orphan works solution. “To the extent permitted by law” leaves the door open for future action of this sort.

Google en réalité invite le Congrès américain à légiférer pour permettre à des tiers d’utiliser les oeuvres orphelines au même titre que Google. C’est une solution assez élégante au fond, mais aussi un véritable aveu d’impuissance que la puissance privée concède à la puissance publique. La machine est grippée et Google est enfermé dans un problème juridique insoluble : pour être valable, son règlement doit respecter les lois anti-trust ; pour ce faire, Google ne doit pas avoir d’exclusivité sur les orphelines ; mais il faut une loi pour donner des droits aux tiers sur ces oeuvres. Donc pas de règlement sans loi…

Dès lors, tout ce ramdam judiciaire risque bien de n’être qu’une chimère inutile. Et c’est encore James Grimmelmann qui le dit le mieux :

(…) if the whole thing depends on Congress, why do we need the class action ?

Le plus fort ne transformera pas sa force en droit, car il n’est pas une puissance légitime… CQFD (Voyez Pamela Samuelson)

Legislatures are the proper venue for radical restructuring of markets, not private lawsuits where secret negotiations among a few firms can yield a deal that works better for them than for thousands or millions of others who will be bound by the deal if the class action settlement is approved.

Au vu des premières réactions négatives du DoJ, qui peuvent influencer de manière déterminante le juge Chin, certains n’hésitent plus à prédire que Google pourrait en arriver … à jeter l’éponge pour passer à autre chose ! Et arrêter de poursuivre le Google Book Ghost… Mais même sans le droit, il reste encore à Google la possibilité de faire jouer sa force… en douceur, par la voie de la négociation.

Deal or Die !

Finalement, l’avenir de Google Book Search passera peut-être par la voie de la négociation. Même sans Règlement, Google possède des atouts certains pour arriver à ses fins par ce biais, à commencer par son programme partenaires Google Livres qui s’adresse directement aux éditeurs. Mais il lui faudra faire tomber les dominos un par un, plutôt que de faire basculer l’univers du livre en bloc dans son système. Ce qui prendra du temps… beaucoup de temps…

Avec l’exclusion de la majorité des titulaires de droits étrangers, la négociation d’accords séparés par pays est également une voie que pourrait explorer Google (il l’annonce explicitement dans son communiqué).

Google remains interested in working directly with international rightsholders and organizations that represent them, including those in countries excluded from the settlement, to reach similar agreements to make their works available worldwide. Authors and publishers from around the world can also enter into promotional and revenue-generating programs through Google’s Partner Program.

On imagine très bien que l’Europe constituera une cible prioritaire pour Google et que des offres seront faites aux représentants des titulaires de droits au niveau national. Il faut espérer que les pays de l’Union parviendront à ne pas se diviser sur cette question et à présenter un front uni pour être en mesure de peser au mieux dans ces négociations. On pourrait même imaginer que la Commission européenne reçoive un mandat pour négocier avec le moteur de recherche au nom des Etats de l’Union. Mais pour l’instant, alors que Viviane Reding avait multiplié ces dernières semaines les déclarations à propos de la numérisation, force est de constater que la Commission reste muette sur le nouveau Règlement et que les réactions proviennent surtout de l’échelon national.

La négociation demeure donc un atout majeur pour Google, mais elle peut aussi se retourner contre lui. C’est un peu ce qui est en train de se passer en Chine actuellement, où Google a préféré la voie du dialogue suite aux plaintes exprimées par les auteurs chinois dont les livres ont été scannés sans autorisation, soutenus par le gouvernement. Comme je l’ai écrit ici, une chose très importante est en train de se passer dans ces négociations : Google paraît avoir accepté de fournir une liste des oeuvres des livres chinois figurant dans Google Book. Ce geste constitue un aménagement substantiel de l’opt-out qui implique normalement que les titulaires se manifestent et indiquent à Google les titres qu’ils veulent retirer de la base. Imaginons un instant que Google soit obligé de faire cela pour chaque pays ou chaque éditeur, on peut penser que la situation deviendrait rapidement ingérable pour lui, ne serait-ce qu’en terme de gestion de l’information (et on sait que les métadonnées de Google Book sont loin d’être reluisantes…).

Si Google fait une concession aux Chinois, pourquoi ne devrait-il pas la faire à tous ? D’où le piège que peut revêtir la négociation…

Et moi au fond, quelle est ma chimère ?

Depuis le début dans cette affaire, la question des exclusivités a toujours été ma principale préoccupation. Quelle que soit l’utilité de Google Book Search [oserais-je dire quelle que soit son affordance ;-) ],  je persiste à voir dans ces exclusivités un danger majeur que l’on ne peut tolérer. Or avec ce nouveau règlement, on parvient au stade où les exclusivités sont quasiment neutralisées. De mon point de vue, cet accord devient acceptable et il n’existe presque plus que des raisons idéologiques de s’y opposer. Des sujets d’inquiétude demeurent encore : la position des bibliothèques qui n’est pas encore assez garantie et les problèmes liés à la protection de la vie privée.

Pour le reste, je dois avouer que je n’ai jamais considéré que l’opt-out constitue à lui seul un motif de rejeter l’action de Google en matière de numérisation. Le fair use américain constitue à mes yeux une mesure bénéfique qui joue un très important facteur d’équilibre du régime de la propriété intelectuelle. C’est un système qui fait cruellement défaut en droit français et qui pénalise notre pays que ce soit en matière d’accès à l’information et à la connaissance ou en matière d’innovation technologique. Dès lors, je considère que Google Book Search satisfait aux conditions du fair use et devrait pouvoir en bénéficier, y compris, en France comme il est demandé au Tribunal de Grande Instance de juger.

Lors de l’audience de ce procès à laquelle j’ai pu assister, j’ai entendu les avocats des titulaires de droit français défendre une conception tellement dure et idéologique des droits d’auteur qu’elle détruit littéralement les conditions de possibilité d’une bibliothèque numérique. L’avocate de la SGDL en particulier s’est appuyée sur une conception extrême du droit moral, estimant qu’un mauvais taux de reconnaissance des caractères constituait une atteinte à l’intégrité des oeuvres, y compris celles du domaine public, ou que l’ordre de classement des oeuvres par le moteur devait présenter une cohérence absolue sous peine d’enfreindre le doit moral. En l’état actuel des technologies, aucune bibliothèque numérique ne peut satisfaire de telles exigences. Il a également été reproché à Google de faire usage des titres des oeuvres, d’indexer les contenus, d’afficher des extraits, ce qui constituent à mes yeux des pratiques documentaires essentielles pour l’accès à l’information. Comment rester solidaire d’une conception aussi « fixiste » du droit d’auteur ?

Google Book Search pose en réalité LA bonne question : celle de la nécessité d’une adaptation du droit d’auteur aux exigences de l’accès au savoir dans l’environnement numérique. Mais il apporte de mauvaises solutions, dans la mesure où existe un risque de dérive vers un monopole au profit d’une puissance privée. Ce risque est moindre avec le nouveau Règlement, mais il sera toujours présent si on consent à abandonner à Google l’effort de numérisation et si la puissance publique ne prend pas sa part.

Je veux continuer à croire qu’une alternative européenne existe encore, qui conjuguerait l’initiative privée et l’initiative publique, dans un esprit de conciliation du droit d’auteur et des droits à la connaissance et à la culture.

C’est peut-être ma chimère, mais je la poursuivrai encore longtemps…






17 réflexions sur “Règlement Google Book Acte II : le grand bal des chimères

  1. Merci beaucoup pour cet éclairage difficile et pourtant lumineux.

    Je suis persuadé que nous n’en sommes qu’au tout début de la construction économique du Web-média. Dans ce contexte, le jeu de rôle entre les industriels, la société civile et les pouvoirs publics est essentiel et passionnant à suivre en direct. Mais in fine, on arrivera à un modèle stable comme cela a été le cas pour la presse, le cinéma, la radio. Pour ce média, la maîtrise des données (logs) est dans doute l’enjeu essentiel et il n’est pas étonnant qu’il n’y ait eu aucune concession sur ce point.

    Reste que le jeu joué par les bibliothèques américaines a été étrange dans cette affaire et qu’elles paraissent se réveiller un peu tard.

    Ce qui me surprend, mais c’est peut-être par ignorance, c’est le silence, ou les platitudes (F Mitterrand), des États européens sur le sujet, n’ont-ils aucune marge de manoeuvre, aucune opinion ou laissent-ils parler la CE à leur place ?

    1. Il se passe des choses quand même au niveau européen. Voyez par exemple le compte-rendu de l’audition qui s’est tenue le 7 septembre à Bruxelles à propos de Google Book. On y aborde toutes les bonnes questions: oeuvres orphelines, oeuvres épuisées…

      Mais il se serait temps de passer aux réponses, nom de Zeus ! Et d’aligner des financements décents !

      Du côté français, il y a une réflexion intéressante engagée au niveau des Assemblées parlementaires : au Sénat comme à l’Assemblée nationale.

      J’espère moi aussi que l’on sortira de cette situation pour arriver à un modèle stable. Mais en matière de presse par exemple ou de cinéma, les modèles traditionnels sont quand même passablement déstabilisés par les évolutions numériques, que ce soit au niveau juridique et économique. Arrivera-t-on à retrouver un équilibre ? Il faut le souhaiter.

      Je tire quand même aussi de grandes leçons de la manière dont les choses se sont déroulées aux Etats-Unis : comment le débat public a permis d’éclairer la situation et de faire pencher peu à peu la balance.

      En France, c’est cette vitalité du débat public qui fait aujourd’hui cruellement défaut.

      Et à ce débat, nous pouvons (devons ?) tous contribuer.

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