Gluejar ou comment désengluer les livres numériques

Gluejar (« Pot de colle ») est un projet qui commence à faire parler de lui aux Etats-Unis, développé par Eric Hellman, un des analystes américains les plus pertinents à suivre dans le domaine de l’édition électronique et du livre numérique (sur son blog ou sur Twitter).

Le projet Gluejar propose un modèle économique original, combinant le crowdfunding (financement collaboratif) et l’usage des licences Creative Commons, pour « désengluer les livres numériques » (ungluing ebooks).

Gluejar. CC-BY

Désengluer le livre numérique de ses contraintes juridiques

Eric Hellman part en effet du constat que l’accumulation des contraintes juridiques et techniques est en train de transformer le livre numérique en un objet particulièrement rebutant pour les lecteurs et beaucoup moins libre que ne l’étaient les ouvrages papier (je traduis) :

Avez-vous remarqué combien vos livres numériques sont englués dans vos appareils de lecture propriétaires ?

Avez-vous remarqué que vos livres imprimés restent collés sur vos étagères, sans pouvoir migrer vers vos attrayantes machines à lire ?

Avez-vous remarqué comme il est difficile de prêter un livre numérique à quelqu’un ou de le donner à un ami ?

Avez-vous remarqué que vous n’arrivez pas à trouver les livres numériques que vous recherchez à la bibliothèque ?

Le problème, c’est la glue. Pas la colle qui permet d’assembler les pages des livres ensemble, mais la mélasse légale qui fait que la propriété intellectuelle reste attachée à ses titulaires et à ceux qui peuvent obtenir une licence. Les auteurs ont besoin d’argent pour pouvoir consacrer du temps à l’écriture des livres ; les éditeurs ont besoin de revenus pour pouvoir travailler les textes et en faire de beaux ouvrages. Le problème, c’est que l’industrie du livre reste engluée dans un modèle ancien de vente de copies à l’unité.

Gluejar offre une nouvelle possibilité à ceux qui aiment les livres d’apporter leur soutien à ceux qui les créent, sans pour autant engluer les copies numériques avec toutes sortes de licences et de restrictions d’usage. Nous permettons aux amateurs de livres de se rassembler de manière à pouvoir désengluer les livres qu’ils aiment.

Ces propos me font beaucoup penser à certaines analyses de Lawrence Lessig (le droit d’auteur, c’est de la mélasse !) et ils rappellent aussi le mouvement de revendication en faveur des droits du lecteur de livre numérique, lancé cette année en réaction aux abus de certains éditeurs dans l’emploi des DRM.

Gluejar. Comment ça marche ?

Pour débarrasser les livres numériques de la mélasse juridique qui les imprègne, Gluejar propose de constituer un catalogue d’ouvrages à « libérer », en négociant auprès des titulaires de droits (auteurs et éditeurs) un montant forfaitaire à payer pour qu’ils acceptent de placer l’oeuvre sous licence Creative Commons. Pour rassembler la somme, le site Gluejar fonctionnera comme une plateforme de crowdfunding, en permettant à un grand nombre de participants de verser un montant de leur choix afin de contribuer à la libération de l’ouvrage. Une fois, l’objectif atteint le livre passe sous licence libre et devient disponible pour tous, ce qui lève la plupart des obstacles juridiques qui rendent les livres numériques si désagréables à utiliser en temps normal. En effet, toutes les licences Creative Commons permettent à minima de reproduire et de représenter les oeuvres, ce qui autorisera la copie des livres numériques, mais aussi des pratiques comme le prêt à des tiers ou le don.

Voilà ce à quoi les contraintes juridiques peuvent faire ressembler un livre numérique... Oiled Bird. par marinephotobank. CC-By. Source : Flickr

Le rôle de Gluejar consiste à trouver en amont des ouvrages à proposer dans son catalogue et à déterminer en accord avec les titulaires un montant  en échange duquel ils acceptent la libération. De son côté, Gluejar prélève un pourcentage sur les sommes rassemblées par le biais du crowdfunding, de manière à se rémunérer.

L’Open Access pour les eBooks

Le lancement de Gluejar a été précédé par une série de réflexions développées par Eric Hellman sur son blog, à propos de l’adaptation du modèle de l’Open Access aux livres numériques (What Does Open Access Mean For Ebooks 1,2,3,4,5). Plus encore que dans le domaine des revues scientifiques, Helman explique que l’Open Access pour les eBooks a un coût et que toute la difficulté consiste à trouver une manière de le financer. Dans la partie sur les modèles économiques, Eric Hellman envisage plusieurs possibilités dont celles du crowdfunding, encouragée par le succès de la plateforme Kickstarter aux Etats-Unis, qui a déjà permis à plusieurs acteurs de réaliser de bonnes opérations dans le domaine de l’édition électronique. Dans un billet précédent sur S.I.Lex, j’avais déjà évoqué l’exemple de l’auteur Robin Sloan, projet de l’année Kickstarter 2009, qui a réussi à lever 13 000 dollars en promettant de placer son roman sous licence Creative Commons au terme de l’écriture.

Gluejar s’inspire de ces mécanismes, mais sa cible est différente, dans la mesure où son catalogue sera composé de livres déjà parus, et notamment d’oeuvres épuisées ou difficiles à trouver en format papier, mais disposant déjà d’un lectorat qui sera mis à contribution pour les « libérer ».

Gluejar a-t-il trouvé la bonne formule pour libérer les livres numériques ? Par rosefirerising. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr

Le site est actuellement en construction, après le recrutement d’une équipe de 4 personnes, mais je suis particulièrement impatient de voir ce que ce projet va donner. Quels types d’ouvrages trouvera-t-on dans le catalogue de la plateforme ? Plutôt des ouvrages scientifiques ou également des ouvrages de fiction ? Quels types d’éditeurs et d’auteurs accepteront ce modèle ? A quel montant se fixera la somme nécessaire pour la libération ? Sous quels types de licences Creative Commons les ouvrages seront-ils proposés ? Gluejar procèdera-t-il à la numérisation des livres papier non encore disponibles en numérique et assurera-t-il leur convertion dans des formats ouverts, de manière à les désengluer complètement et à permettre une réelle interopérabilité ?

Sur le fond, même si ce modèle paraît surprenant au premier abord, il me semble qu’il peut être viable. Une étude récente du baromètre GFK a montré que 77% des utilisateurs téléchargent des livres gratuits et que le consentement à payer pour des eBooks reste faible, signe que l’offre légale est jugée peu attractive en raison justement de toute la « glue » imposée aux lecteurs. Cette désaffection laisse la place à des modèles différents, sollicitant le consommateur en amont pour libérer les contenus, tout en assurant une rémunération aux auteurs et éditeurs. C’est en tout cas une alternative au piratage, en plein essor dans le domaine du livre numérique et qui ne peut que progresser si le mot d’ordre des éditeurs et des intermédiaires comme Google, Amazon ou Apple continuent à être « le mépris du lecteur ».

Un autre point intéressant dans le projet Gluejar, c’est la place accordée aux bibliothèques dans le dispositif. Contrairement à l’attitude des bibliothécaires qui ont tendance à ne « faire collection » qu’avec des ressources commerciales sans s’intéresser aux ressources gratuites ou libres sur Internet, Hellman estime que le travail des bibliothécaires est particulièrement important pour les oeuvres en Open Access, que ce soit pour leur signalement, l’enrichissement des métadonnées, la conservation ou leur diffusion auprès de communautés. Ces analyses rejoignent d’ailleurs certaines réflexions de mes collègues Lionel Dujol ou Silvère Mercier, qui critiquent l’attitude des bibliothécaires vis-à-vis des offres commerciales et leur passivité face aux DRM. Je suis donc particulièrement curieux de voir comment les bibliothécaires seront associés au projet Gluejar.

Des pistes alternatives pour que le livre numérique décolle…

Ce qui est certain, c’est que le modèle du crowdfunding semble avoir le vent en poupe en  ce moment aux Etats-Unis. Outre Kicktstarter déjà cité, une autre plateforme (Unbound : books are now in your hands) propose un modèle permettant le financement collaboratif de projets d’écriture par une communauté, qui sera ensuite associé au work-in-progress par le biais d’un espace partagé dans lequel l’écrivain déposera ses brouillons et rendra compte de l’avancée de son projet (voyez ici pour une comparaison Gluejar/Unbound/Kickstarter).

En France, on trouve aussi déjà des exemples qui peuvent faire penser à Gluejar par certains côtés. In Libro Veritas propose déjà depuis un certain temps une plateforme pour déposer des ouvrages sous licence libre. Manolo Sanctis utilise l’ouverture des licences Creative Commons pour permettre l’édition communautaire de bandes dessinées. Le projet Yooook fonctionne lui aussi sur la base du crowdfunding de projets, en proposant une libération graduée des oeuvres sous licence libre en fonction des montants récoltés. Le projet de licence Edition équitable repose également sur l’idée de respecter les droits du lecteur en instaurant une relation plus équilibrée avec l’éditeur. Le programme OpenEdition Freemium du Cleo cherche à s’appuyer sur les bibliothèques pour assurer un financement durable à l’Open Access.

Les mêmes briques se retrouvent pour expérimenter de nouvelles voies en vue d’une édition électronique ouverte, mais aucun de ces modèles ne ressemble à celui de Gluejar, qui a peut-être trouvé la bonne formule pour « désengluer » le livre numérique. Ce sera en tout cas une initiative à suivre et je m’efforcerai de le faire dans S.I.Lex.

Pour ceux que ces questions intéressent, je signale que j’ai proposé un atelier dans le cadre du Bookcamp 4, « L’édition numérique sous licence libre, une utopie ? », le 24 septembre prochain qui sera justement l’occasion de discuter de ces modèles innovants.


14 réflexions sur “Gluejar ou comment désengluer les livres numériques

  1. Juste pour être sûr, c’est bien le texte qui passe sous licence CC, et pas l’objet e-book ? Par exemple si le prix fixé par l’éditeur est atteint, n’importe qui peut faire n’importe quoi du texte, dans la limite de la licence CC, bien sûr, donc si la licence est CC-BY-NC-SA, on peut annoter, modifier le texte pour ajouter ses propres reflexions, et l’éditer à nouveau ?

    1. Oui, c’est bien le texte (l’oeuvre) qui doit passer sous CC. Mais comme vous l’indiquez les licences Creative Commons sont très variables (notamment avec les clauses NC et ND).

      J’aimerais bien poser directement ce genre de question à Eric Hellman pour avoir des précisions sur son projet. J’écrirai un nouveau billet s’il me répond.

    2. The license we plan on using is CC-BY-NC-ND. The ND licenses say « rights may be exercised in all media and formats whether now known or hereafter devised. The above rights include the right to make such modifications as are technically necessary to exercise the rights in other media and formats, but otherwise you have no rights to make Adaptations. »

      What this means is that you can’t change a work and redistribute it. You can move the work to a different format.

      There’s no reason you need to change a work in order to annotate it. I expect that clean, standard methods for annotation of books will emerge as part of EPUB and/or the recently announced work at NISO.

  2. Il existe aussi une possibilité possibilité pour les livres : négocier avec les éditeurs la mise en ligne en archives ouvertes des ouvrages épuisés (sur Hal). Les éditions du Cnrs (éditeur privé) ont donné leur autorisation globale pour tous les épuisés mais Adonis, le TGE (très grand équipement = beaucoup de sous) du CNRS dédié au numérique en SHS n’a pas suivi. D’autres éditeurs ont accordé des autorisations au coup par coup, y compris pour des livres non-épuisés : INRP, Gèze (La Découverte) pour un Maspéro, les éditions de Minuit. Ces ouvrages numérisés sont déposés en pdf/OCR, non pas sous la licence CC, mais ils sont libres d’accès, on peut imprimer le fichier, le relier, le télécharger librement, faire des recherches texte dans le pdf.
    Pour voir ce que ça donne :
    1) http://hal.archives-ouvertes.fr/CNRS-EDITIONS
    2) http://hal.archives-ouvertes.fr/AO-IIAC (Consultation > Par type de document > Ouvrages scientifiques).
    Mais certains auteurs scientifiques préfèrent faire ré-éditer l’ouvrage en collection poche (CNRS éditions), plutôt que de déposer leurs ouvrages épuisés aux éditions CNRS en archives ouvertes sur Hal… Pour continuer à toucher des droits d’auteurs, en plus de leurs traitements (salaires) de fonctionnaires.

  3. Quels types d’ouvrages trouvera-t-on dans le catalogue de la plateforme?
    Nous allons essayer d’avoir des livres à partir de nombreux genres. Nous voulons trouver lesquels désengluent le mieux. (C’est un mot formidable: « désengluer »!)

    Plutôt des ouvrages scientifiques ou également des ouvrages de fiction ?
    Lesquels pensez-vouz désengluerent le mieux? (OMG, I’m conjugating unglue, in French!)

    Quels types d’éditeurs et d’auteurs accepteront ce modèle ?
    Les plus rationnels peut-etre.

    A quel montant se fixera la somme nécessaire pour la libération ?
    Les éditeurs vendent backlists au ventes nettes 2x année précédente.

    Sous quels types de licences Creative Commons les ouvrages seront-ils proposés ?
    CC-NC-BY-ND unported. http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/legalcode

    Gluejar procèdera-t-il à la numérisation des livres papier non encore disponibles en numérique et assurera-t-il leur convertion dans des formats ouverts, de manière à les désengluer complètement et à permettre une réelle interopérabilité ?
    Les auteurs et les éditeurs seront chargés de produire les ebooks; Gluejar va les valider et de vérifier la qualité.

    (Sorry if my French is not so good)

    1. Bonjour,

      Merci beaucoup d’être venu commenter ici pour nous apporter ces précisions. Et ravi que le mot « désengluer » vous plaise ! On ne l’emploie pas fréquemment en France ;-)

      L’usage de la licence CC-BY-NC-ND est logique et la précision que vous apportez sur les changements de formats est intéressante (il ne s’agit pas en effet d’une modification de l’œuvre, mais de son support).

      Je pense que les ouvrages scientifiques se « désenglueront » plus facilement que les ouvrages de fiction, mais peut-être que l’expérience nous montrera que c’est un préjugé.

      Dans tous les cas, bonne chance pour votre projet auquel je souhaite beaucoup de succès !

      Calimaq

  4. « Une étude récente du baromètre GFK a montré que 77% des utilisateurs téléchargent des livres gratuits et que le consentement à payer pour des eBooks reste faible, signe que l’offre légale est jugée peu attractive en raison justement de toute la « glue » imposée aux lecteurs.  »
    Je ne suis pas convaincu par cette interprétation sur le consentement à payer pour des eBooks. La répugnance à payer ne me semble pas venir de la « glue » imposée aux lecteurs, mais d’un refus plus fondamental d’avoir à payer pour des contenus culturels sur Internet. C’est en tout cas l’opinion qui revenait en boucle sur les forums au moment des débats sur la loi Hadopi. Auquel cas les producteurs seront des institutions, en particulier pour tout ce qui concerne les ouvrages scientifiques et les écrits politiques, et des auteurs qui n’ont pas accès au marché traditionnel du livre et qui seront prêt à payer pour que leurs écrits soient accessibles. On serait en présence dans ce cas d’un modèle économique comparable à celui qui domine largement celui de la photographie. Le coût peut sembler élevé par rapport au modèle photographique où les auteurs renoncent à une éventuelle rémunération, mais ne paient pas pour la diffusion de leurs oeuvres, mais il n’en est pas moins très faible par rapport à l’auto-édition d’un livre papier.
    Le crowdfunding serait alors l’exception dans un système qui fonctionnerait essentiellement sur l’auto-production.

  5. Merci pour cet intéressant article. Ce que veux faire GlueJar correspond assez bien à ce que le CLEO et les institutions scientifiques qu’il fédère, ou encore HAL pour le dépôt d’ouvrages en version finale, font. Il apporte seulement une solution typiquement US, basée sur les contributions volontaires ou une sorte de mécénat disséminé, au problème majeur que rencontrent justement nos organismes français d’édition en Open Access : le financement. Sachant que comme le précise E. Hellmann, la fabrication ou la livraison de l’ebook reste de ressort de l’éditeur et/ou de l’auteur. Et il va prélever sa rémunération dessus.
    Ce que je trouve intéressant, c’est que ce quidans le cas de nos institutions, reposent sur un financement public, devient ici un appel au public, pour financer les biens communs ou ce qui devrait être tel, la culture sur le réseau. Au risque d’un biais dans la sélection que souligne El Gato.
    Par ailleurs, la fin du commentaire de E. Daphy souligne un autre point : « Mais certains auteurs scientifiques préfèrent faire ré-éditer l’ouvrage en collection poche (CNRS éditions), plutôt que de déposer leurs ouvrages épuisés aux éditions CNRS en archives ouvertes sur Hal… Pour continuer à toucher des droits d’auteurs, en plus de leurs traitements (salaires) de fonctionnaires. » Le système de l’open access est de fait incompatible avec le versement de droits d’auteurs (ou du moins il le mine). Contrairement à ce qu’elle semble sous-entendre, je considère parfaitement légitime la position de ceux qui préservent leurs droits d’auteur. Et en particulier lorsqu’on traite avec des éditeurs privés qui souvent sans faire beaucoup de travail ni sans engager bcp d’argent, perçoivent une part importante des recettes. Le problème n’est pas celui de cumuler leur salaires avec de faibles droits d’auteurs. Ceci est un droit réaffirmé par la législation sur la propriété intellectuelle. La question est que leur intérêt, en tant qu’auteurs évalués, candidats à la promotion, etc. les conduit à renoncer à des droits d’auteur pour favoriser la diffusion de leurs travaux.
    J’ai eu l’occasion de soulever cette question dans le texte suivant : Les nouveaux modèles économiques de l’édition électronique et les droits d’auteur (http://rumor.hypotheses.org/1438)
    La réflexion sur l’Open Access et son financement sacrifie de fait les droits d’auteur, déjà fort rarement existants.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.