Émeutes en Angleterre : comment la BBC s’est pris les pieds dans le droit d’auteur

Alors que les premières condamnations tombent pour des incitations à la violence lancées depuis les réseaux sociaux lors des émeutes en Angleterre, c’est avec une affaire embarrassante de copyright que la BBC a dû se débattre durant plusieurs jours, suite à la reprise de photographies partagées par des témoins via Twitter.

Le cas est intéressant, car il révèle d’une part les difficultés relatives à la propriété des contenus circulant sur les réseaux sociaux et d’autre part la tension latente entre le respect du droit d’auteur et le droit à l’information.

Gros cafouillage à la BBC sur l'usage des contenus issus des réseaux sociaux, mais il en sort au final une réflexion intéressante sur le droit à l'information. (BBC. PAr Kyzola. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

L’affaire a commencé le 6 août lorsque le blogueur Andy Mabbett a envoyé un mail à la BBC pour faire remarquer que certaines photographies reprises par la chaîne pour couvrir les émeutes à Tottenham avaient été publiées simplement avec la mention « from Twitter« , sans créditer les photographes qui les avaient prises et qui pouvaient bénéficier d’un droit d’auteur sur les clichés.

La BBC n’a pas tardé à répondre, mais elle l’a fait d’une manière qui a mis le feu aux poudres, après que Mabbett ait publié la réponse sur son blog :

Twitter is a social network platform which is available to most people who have a computer and therefore any content on it is not subject to the same copyright laws as it is already in the public domain. The BBC is aware of copyright issues and is careful to abide by these laws.

(Je traduis) Twitter est une plateforme de réseau social accessible par la plupart des personnes possédant un ordinateur et de ce fait, tous les contenus qu’elle héberge ne sont pas assujettis aux mêmes lois sur le droit d’auteur, dans la mesure où ils appartiennent déjà au domaine public. La BBC est attentive aux questions de droit d’auteur et prend soin de respecter ces lois.

Les critiques n’ont pas tardé à fuser, car cet argumentaire est plus que fragile. Comme c’est le cas pour tous les contenus postés sur Internet, il n’y a aucune raison que les lois sur le droit d’auteur ne soient pas applicables à Twitter. Le raisonnement avancé par la BBC rappelle en fait celui tenu par l’AFP en 2010 lors de la reprise depuis la plateforme Twitpic de photographies du tremblement de terre à Haïti. Or l’agence de presse a bien été sévèrement condamnée en justice par un tribunal de New York pour violation du droit d’auteur du photographe à l’origine de ces clichés.

Il est vrai que jusqu’en 2009, Twitter incitait ses utilisateurs à placer les contenus partagés dans le domaine public ou sous licence libre :

We encourage users to contribute their creations to the public domain or consider progressive licensing terms.

Mais cette mention a disparu depuis des nouvelles conditions d’utilisation du service (j’en avais parlé ici). En revanche, Twitter reconnaît explicitement que les contenus postés par les utilisateurs peuvent être couverts par des droits, y compris en ce qui concerne les photos :

Vos droits

L’utilisateur conserve ses droits sur tout Contenu qu’il soumet, publie ou affiche sur ou par l’intermédiaire des Services […] Twitter a un ensemble évolutif de règles définissant la manière dont les développeurs API peuvent interagir avec votre contenu. Ces règles existent pour permettre un écosystème ouvert tout en protégeant vos droits. Ce qui vous appartient vous revient — vous êtes propriétaire de votre Contenu (et vos photos font partie de ce Contenu).

La réponse de la BBC n’était donc pas tenable, d’autant plus qu’elle était en contradiction avec la politique officielle de la chaîne en matière d’usage des réseaux sociaux. Pour sortir de cet imbroglio, la BBC a été contrainte de démentir et de s’excuser auprès d’Andy Mabbett, puis de poster un billet sur son blog, par l’intermédiaire de son Social Media Editor, Chris Hamilton.

Cette photographie tirée de Flickr est réutilisable, mais c'est parce qu'elle a été placée par son auteur sous licence Creative Commons. Une piste d'ailleurs trop peu exploitée par les organes de presse. (Tottenham Riots. Par Beacon Radio. CC-BY-NC)

Cette clarification est intéressante, car tout en reconnaissant l’importance du respect du droit d’auteur, elle affirme néanmoins qu’au nom du droit à l’information et dans l’intérêt du public, la BBC est parfois prête à assumer le risque d’une violation du copyright pour délivrer une information (je traduis à nouveau) :

En matière d’autorisation et d’attribution, nous déployons les meilleurs efforts pour contacter les personnes qui ont pris les photos que nous voulons réutiliser dans nos reportages, afin d’obtenir au préalable leur permission.

Cependant, dans certaines situations exceptionnelles, quand il y a un intérêt public fort (strong public interest), notamment en présence d’une information nécessaire pour couvrir un évènement majeur comme les récents attentats en Norvège ou les émeutes en Angleterre, nous pouvons décider d’utiliser une photo avant d’avoir résolu les questions juridiques.

Nous ne prenons pas cette décision à la légère – un de nos directeurs de rédaction doit estimer s’il existe un intérêt public à ce que la photographie soit largement diffusée.

En matière d’attribution, nous nous efforçons toujours de créditer le titulaire de droit lorsque nous réutilisons une photographie sur notre site BBC News output.

Mais parfois, dans les cas exceptionnels dont nous venons de parler, il arrive qu’il soit impossible de contacter la personne ne question, ou qu’elle-même ne veuille pas être contactée, ou que nous considérions que la contacter comporte trop de dangers – une question qui s’est posée lorsque nous avons couvert les évènements du Printemps arabe.

L’argumentaire est ici beaucoup plus convaincant, car il montre comment le régime de l’autorisation préalable, imposé en principe par le droit d’auteur, peut entrer en conflit avec la mission des organes de presse et le droit à l’information du public. Dans le cas où il est impossible ou problématique d’obtenir l’autorisation d’utiliser une photo, la déontologie du journalisme peut commander de passer outre et de poster le cliché en connaissance de cause.

Il faut en effet noter que les organes de presse ne disposent pas vraiment d’exceptions leur permettant de réutiliser des images pour rendre compte des évènements. En France, il existe une exception pour les revues de presse, permettant aux journalistes de compiler des articles de différents journaux autour d’un sujet donné, mais elle n’est pas applicable à ce cas. On trouve également depuis 2006 une exception permettant de reproduire et de représenter une oeuvre d’art à des fins d’information immédiate (indispensable pour que les journalistes puissent couvrir les expositions). Les analyses et courtes citations peuvent quant à elles être justifiées par un but d’information, mais les juges estiment que la courte citation n’est pas applicable en matière d’images.

Il existe donc un déséquilibre dans nos lois, qui placent le droit d’auteur au-dessus du droit à l’information, alors qu’il s’agit de deux droits fondamentaux d’égale valeur, ce qui complique fatalement la tâche des journalistes. Théoriquement, l’information brute reste de libre parcours et ne peut être appropriée, mais en matière de photographies, les choses sont plus complexes, car il est impossible d’extraire l’information sans montrer l’oeuvre qui la véhicule, sauf à prouver que le cliché n’est pas original (ce qui peut être le cas pour des photos prises sur le vif d’un évènement par des témoins, mais reste difficile à prouver au cas par cas).

La polémique soulevée par la BBC trouve son écho en France dans le débat actuel autour de la pratique du D.R. (Mention « Droits Réservés », sans valeur juridique, utilisé par la presse pour reprendre des photographies, d’une manière parfois abusive). Les protestations des photographes avaient même donné lieu l’an dernier à l’introduction d’une proposition de loi au Sénat sur les oeuvres orphelines  et la question a de nouveau resurgi lors des dernières rencontres d’Arles. 

De mon point de vue, j’approuve la position finale de la BBC, dans la mesure où elle est porteuse d’une vision plus équilibrée des rapports entre droit d’auteur et droit à l’information. J’ai déjà eu l’occasion de plaider pour un rééquilibrage de notre hiérarchie des droits fondamentaux. 

Mais il me semble que d’autres pistes pourraient être explorées par les médias dans leur usage des réseaux sociaux, notamment en direction des licences libres. A cet égard, il est très intéressant d’observer comment la chaîne Al Jazeera utilise les licences Creative Commons  pour faire émerger un nouvel écosystème de circulation de l’information encapsulée dans les images.


9 réflexions sur “Émeutes en Angleterre : comment la BBC s’est pris les pieds dans le droit d’auteur

  1. Même si c’est à ça que ça revient dans les faits, le droit français ne place pas le droit d’auteur au-dessus du droit à l’information du public. Comme tu le dis, ce sont deux droits fondamentaux : le droit à l’info du public est le corollaire de la liberté d’expression et la partie patrimoniale du droit d’auteur se rattache au droit de propriété. Le juge considère en fait que le régime actuel gère déjà le conflit entre ces deux droits fondamentaux. Une affaire a par exemple porté sur la représentation d’œuvres d’Utrillo dans une émission de télé présentant l’exposition en question (c’était avant l’introduction de l’exception de presse sur l’illustration des expositions). Le juge de première instance a donné raison à la chaîne au nom du droit à l’information du public garanti par l’article 10 de la CEDH. La cour d’appel de Paris a retoqué, suivie par la Cour de Cassation qui déclare que « le monopole légal de l’auteur sur son œuvre est une propriété incorporelle, garantie au titre du droit de toute personne physique ou morale au respect de ses biens, et à laquelle le législateur apporte des limites proportionnées » (suit la mention des exceptions de L.122-5 du CPI et de l’abus notoire de L.122-9), donc pas d’article 10 CEDH qui tienne.

    À noter qu’il existe une exception supplémentaire, mais pour les vidéos/sons : il est autorisé de reprendre de courts extraits d’un match de foot par exemple dont les droits de retransmission appartiennent à une chaîne concurrente, sous réserve d’incruster le logo de ladite chaîne et selon les mêmes restrictions que le droit de courte citation (L211-3, 3° du CPI et L.333-7 Code du sport). Sachant que le juge de première instance fait régulièrement pression sur la Cour de Cassation pour que le droit de courte citation puisse s’appliquer aux images, et après l’introduction de l’exception expositions en 2006, on peut peut-être espérer une évolution dans le bon sens.

    1. Merci pour ce commentaire et pour l’exception concernant les retransmissions de vidéo et de sons que je ne connaissais pas.

      J’ai longtemps eu le même point de vue que toi, en m’attachant à une vision purement « constitutionnelle » de l’équilibre des droits. Mais ce prisme est déformant et il me semble important de passer à une approche réaliste de l’effectivité des droits.

      Si l’on regarde concrètement la manière dont les choses sont articulées, le mécanisme même des exceptions à la françaises aboutit à une domination du droit d’auteur sur d’autres prérogatives essentielles, soit-disant dotées d’une valeur identique au niveau constitutionnel. Cela vaut pour le droit à l’information, mais également pour le droit à la culture ou à l’éducation.

      Ce hiatus est encore renforcé au niveau jurisprudentiel, par la manière dont les juges verrouillent les exceptions, même si l’on peut saluer la pression que tu mentionnes des tribunaux de première instance sur la Cour de Cassation.

      Néanmoins, je ne crois plus à un possible rééquilibrage de la situation à l’intérieur du système des exceptions et je pense qu’il faut une réforme par le sommet, afin de réaffirmer la force des droits du public face au droit d’auteur, et cela doit passer par une réforme constitutionnelle : un « patch numérique » de la déclaration des droits de l’Homme.

      En attendant, je m’en tiens à la vision réaliste du droit et plus au voile des apparences constitutionnelles, avec sa façade de droits d’égale dignité.

      Et je persiste : le droit français place le droit d’auteur au-dessus du droit à l’information du public.

      1. Semi-palinodie : en pratique, le problème du DAIP est qu’il n’est pas nommé explicitement dans notre droit : il découle de l’art. 10 de la CEDH. Du coup il est fermement combattu par une partie de la doctrine, qui le soupçonne d’être une dérive copyrightiste, une arme créée spécialement pour faire échec au droit d’auteur. Dans les livres et articles on le voit souvent qualifié de pseudo-droit ou employé avec des guillemets. Dans ces conditions, on n’est pas rendu.

  2. Juste un point complémentaire. Vous dites que les photos sous licences CC ne sont pas assez exploitées, et je suis totalement d’accord avec vous. Mais… à l’inverse, s’il y a un media qui abuse, c’est Yahoo. Il utilise largement les photos sous licence CC Flickr dans ses chroniques, mais généralement avec une attribution erronnée (souvent Flickr sans même un lien vers le profil de l’auteur, et bien sûr pas de mention de nom), soit parfois en reprenant des photos qui ont été manifestement téléchargées sur Flickr au mépris de la licence CC (je pense notamment à des scans de magazines des années 70-80).
    Il est étrange de voir à quel point des organismes qui vivent de la création intellectuelle (et pour les journaux, le piratages des fils d’agences de presse est un sérieux problème) peuvent en même temps la mépriser, ou tout au moins mal la connaître.

    1. Sans compter que seules les CC les plus permissives permettent aux médias de réutiliser l’oeuvre.
      Tout ce qui est « NC » (pas d’utilisation commerciale), comme la photo des émeutes utilisées en exemple, ne pourrait pas être utilisé.
      Cela limite sérieusement le choix…

      1. D’ailleurs, cette même photo, qui a été importée sur Flickr par Beacon Radio sous licence CC-BY-NC, indique dans ses données Exif qu’elle a en réalité été prise par Leon Neal pour le compte de l’AFP/Getty Images, ce qui me fait sérieusement douter sur le fait qu’elle puisse réellement être distribuée sous cette licence.

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