Joyce dans le domaine public, mais toujours dans les fers [Pointes de S.I.Lex]

Pointes de S.I.Lex : refus, coups de gueule et protestations. (Arrowhead Détails. Par Wessex Archeology. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Au début de l’année, j’avais écrit un billet pour me réjouir de l’entrée dans le domaine public de l’oeuvre de  l’écrivain irlandais James Joyce.

Ce jalon est particulièrement important en ce qui concerne cet auteur, car ses descendants se sont livrés à de nombreux abus concernant l’exercice des droits sur l’oeuvre de leur aïeul, entravant des projets de recherche ou des hommages rendus en son honneur.

L’entrée dans le domaine public, entraînant l’extinction des droits patrimoniaux, constituait donc ici une véritable libération, dont a pu profiter la Bibliothèque nationale d’Irlande, comme l’explique le site Infodocket.

L’établissement vient en effet de numériser et mettre en ligne un ensemble exceptionnel de manuscrits de James Joyce, notamment des notes ayant servi à l’écriture d’Ulysses et de Finnegan’s Wake. Il est toujours impressionnant de pouvoir accéder ainsi directement au creuset de l’oeuvre d’un tel auteur et si l’histoire s’arrêtait là, il s’agirait d’un très bel exemple des vertus du domaine public pour la diffusion du savoir et de la connaissance.

Manuscrit de Joyce sur le site de la Bibliothèque nationale d'Irlande. Domaine public (#oupas)

Mais hélas, ce n’est pas le cas… et la malédiction du copyright et du copyfraud pèse toujours bel et bien sur l’oeuvre de Joyce.

En effet, une virulente querelle juridique oppose la Bibliothèque nationale d’Irlande à Danis Rose, un universitaire spécialiste de Joyce, qui estime posséder des droits sur les manuscrits, lui permettant de s’opposer à leur mise en ligne.

Rose vient en effet de publier cet ensemble de pièces inédites, par le biais d’éditions  papier vendues entre 75 et 250 euros. Or il existe au niveau de la législation sur le droit d’auteur en Europe une disposition prévoyant effectivement qu’une personne publiant une oeuvre inédite après son entrée dans le domaine public se voit reconnaître de nouveaux droits patrimoniaux  pour une durée de 25 ans (voir ici la disposition dans le Code français, applicable aux œuvres posthumes).

Le chercheur affirme avoir « préempté » ces oeuvres de Joyce par cette publication, mais la Bibliothèque ne l’entend pas de cette oreille et a décidé de mettre en ligne le corpus, nonobstant ses protestations (et bien entendu également ses demandes de paiement…). D’un point de vue juridique, la question des droits sur ces manuscrits n’est pas claire, au point qu’un comité d’experts a été nommé par le gouvernement irlandais pour statuer sur le cas.

L’affaire serait déjà à ce stade assez choquante. Elle est révélatrice de ces byzantinismes  de calcul des droits existant dans la législation sur le droit d’auteur, qui fragilisent inutilement le domaine public.

Joyce-textorized. Par maxf. CC-BY. Source : Flickr.

Mais hélas, l’attitude de la Bibliothèque nationale d’Irlande est elle aussi contestable, car même si elle a pris le parti de mettre en ligne ces manuscrits malgré le risque contentieux, elle ne l’a fait qu’en ajoutant elle aussi une couche de nouveaux droits sur le domaine public.

En effet, lorsque l’on cherche à consulter les manuscrits sur son site, une fenêtre pop-up s’ouvre en grand en indiquant cette mention :

By viewing these materials, you acknowledge that it is your responsibility to comply with the legislation in your jurisdiction particularly copyright (where applicable). We also remind you that the National Library of Ireland owns these materials and makes them available for the purposes of research and private study only. Any other use is strictly prohibited without prior written permission from the National Library of Ireland. The National Library of Ireland accepts no liability or responsibility for the manner in which the materials are used or the results of such use.

Alors même que l’oeuvre de Joyce est dans le domaine public depuis le 1er janvier 2012, les fichiers numérisés ne peuvent être réutilisés librement et la Bibliothèque nationale d’Irlande semble bien s’appuyer sur le même fondement que Danis Rose pour asseoir ces restrictions, puisqu’elle rappelle qu’elle est propriétaire des originaux physiques.

Ces limitations sont loin d’être anodines, puisqu’il ne m’est théoriquement pas permis par exemple de poster des images de ces manuscrits, comme je l’ai fait dans ce billet, puisque je ne le fais pas ici dans un cadre de recherche ou d’étude privée. Le terme « private » par ailleurs exclut sans doute la mise en ligne, quand bien même aucun but commercial n’est poursuivi.

Il existe pourtant des moyens simples pour les institutions culturelles de ne pas ajouter de nouvelles couches de droits à l’occasion de la numérisation d’oeuvres du domaine public. La Public Domain Mark notamment, proposée par Creative Commons et adoptée par Europeana, permet d’indiquer l’appartenance d’une oeuvre au domaine public et de la diffuser sous forme numérique « à l’état pur ».

Il est particulièrement triste de voir une oeuvre comme celle de Joyce subir de telles avanies juridiques, alors que son entrée dans le domaine public aurait pu faire espérer qu’elle puisse enfin faire l’objet d’une appropriation apaisée par le public.

PS : j’inaugure sur S.I.Lex une nouvelle catégorie de Billets, les Pointes de S.I.Lex, que je réserverai à mes coups de gueule et protestations face aux abus que je pourrai repérer. Il est hélas à craindre que cette catégorie soit assez fournie…


7 réflexions sur “Joyce dans le domaine public, mais toujours dans les fers [Pointes de S.I.Lex]

  1. Votre blog est extrêmement précieux ! Alors comme je ne sais à qui m’adresser, vous pourrez peut-être, soit me répondre, soit m’indique à quelle porte frapper. En bref: je traduis en ce moment «Orlando Furioso», en vers blanc, pour mon plaisir. Mais je mets en même temps, petit à petit (en bilingue), mon travail sur le web, comme en «feuilleton». En ai-je le DROIT? (Je connais bien les traductions existantes, Belles-Lettres, Seuil…). Et quand ce sera fini, dans un an environ, aurai-le droit de mettre ma traduction en ligne sous forme d’ePub par exemple?
    Merci de me dire où il est possible de se renseigner ? je ne voudrais pas subir les avanies qu’a subies François Bon….!
    Guy JAcquesson
    Alias «Guy de Pernon» numlivres.fr

    1. Bonjour et merci à Bernard Majour de vous avoir donné les premiers éléments de réponse,

      Effectivement, « Orlando furioso » est une oeuvre dans le domaine public et vous pouvez vous livrez à cette traduction (adaptation relavant des droits patrimoniaux, ici éteints) sans craindre d’enfreindre le droit d’auteur. Vous pouvez même exploiter commercialement cette traduction ensuite, y compris s’il existe déjà d’autres traductions sur le marché.

      Par contre, il convient de rester vigilant quand même sur un point : si votre traduction est trop proche de celles qui existent déjà, alors vous pouvez être accusé d’avoir commis une contrefaçon. Il vous faudra donc produire une traduction originale et distincte de celles qui existent déjà.

      Cordialement,

      Calimaq

      1. Merci pour votre réponse également, « Callimaq »!
        Votre blog est toujours intéressant – même si les sujets en sont parfois un peu arides – forcément! En ce qui concerne ma traduction, je ne pense pas avoir à craindre l’accusation de contrefaçon. En vers, elles ne sont d’ailleurs pas nombreuses… Mais il est vrai toutefois que sur certains vers, sur 4 ou 5 mots, il est parfois pratiquement impossible de ne pas retomber sur les mêmes que ceux déjà employés par d’autres traducteurs – même en prose… Et d’ailleurs, les mots que j’emploie ici même dans ma réponse n’ont-ils pas été déjà employés par d’autres? ;-)
        Le problème n’est pas si simple. Je pense que ce qui doit être jugé dans ce cas, c’est tout de même un ensemble, et non quelques mots. Sinon, tout écrivain serait un plagiaire, n’est-ce pas ?
        Merci encore, et pour le combat intelligent que vous menez.
        Guy de Pernon

  2. Bonjour

    Si on parle bien de « Orlando Furioso, ou Roland furieux est un poème épique de 46 chants, écrit par Ludovico Ariosto, dit en français l’Arioste; écrit au début du XVIe siècle (le Cinquecento italien), il est publié en 1516, puis, avec variations, en 1521 et 1532. » (Wikipedia)

    Cette oeuvre est dans le domaine public, me semble-t-il, depuis fort longtemps.

    En effectuer une traduction est donc tout à fait possible, peu importe qu’il existe une ou cent mille autres traductions. Du moment que votre traduction soit originale et personnelle, il n’y a pas de raison de vous l’interdire, ni même de vous interdire sa publication.

    François Bon a traduit une oeuvre encore sous droits d’auteur (sous droits d’ayants droit pour être exact) ; ce n’est pas la même situation.

    Au niveau du billet de SILex, je trouve intéressant que la Bibliothèque Nationale d’Irlande revendique la possession des documents. Peut-être pour contrer Danis Rose qui n’est pas le « propriétaire » des manuscrits.

    « Si la divulgation est effectuée à l’expiration de cette période, il appartient aux propriétaires, par succession ou à d’autres titres, de l’oeuvre, qui effectuent ou font effectuer la publication. » dit l’article de loi en France (suivant une transcription européenne ?)

    Pour ce qui est des images du manuscrit dans ce billet, je me demande si le droit à la courte citation ne pourrait pas être invoqué.

    En tout cas, encore un billet intéressant !

    Bien cordialement
    B. Majour (qui va regarder les autres billets de la semaine, il y a encore beaucoup à apprendre :-) )

    1. Merci beaucoup pour vos précisions… De toutes façons j’aurais fait ce travail, mais je suis encore plus content de pouvoir le faire partager !

      Guy de Pernon

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