Sur un petit air d’accordéon pirate…

La vie en Rose d’Edith Piaf, jouée à Tulle après le discours de la victoire prononcé par François Hollande : l’image a fait le tour des chaînes de télévision et elle m’a également frappé, mais  pour des raisons particulières…

C’est un tweet du toujours très incisif Rémi Mathis qui m’a mis la puce à l’oreille (c’est le cas de le dire…) :

En effet, cette interprétation à l’accordéon du célèbre morceau de la Môme Edith Piaf constitue juridiquement parlant une représentation publique d’une oeuvre protégée, et s’il existe en France une licence légale pour la diffusion publique de phonogrammes du commerce, celle-ci ne concerne que les droits voisins des interprètes et des producteurs et non les droits d’auteur proprement dit,  ce qui rend obligatoire pour ce type d’usages une autorisation de la SACEM et le versement d’une rémunération.

Comme le souligne ici Rémi, je doute fort (sans en être certain toutefois) que les organisateurs de la manifestation à Tulle aient demandé cette autorisation à la SACEM et versé la rémunération adéquate, ce qui fait que François Hollande aura sans doute inauguré son quinquennat par… un acte de contrefaçon caractérisée (3 ans de prison et 300 00 euros d’amendes… tsss, tsss !). Certes, la SACEM permet également de régulariser une situation a posteriori, mais avec alors une majoration de 20% sur le tarif.

Vous serez peut-être tenté de répondre qu’il vous paraît surprenant qu’un titre aussi ancien que La Vie en Rose puisse être encore protégé, mais c’est bel et bien le cas, et pour très longtemps encore. Les paroles de La Vie en Rose ont effet été écrites par Edith Piaf et la musique composée par Louiguy. Le premier enregistrement par Piaf date de 1947.

Edith Piaf a la qualité d’interprète de ce morceau et à ce titre possède un droit voisin, d’une durée de 50 ans à compter de l’interprétation, qui s’est donc éteint en 1998. C’est la même chose pour des droits voisins du producteur qui a pris l’initiative de la première fixation du phonogramme. D’une durée de 50 ans, ils se sont éteints pareillement en 1998. La vie en Rose, de ce point de vue, est dans le domaine public. Cependant ici, ce n’est pas l’interprétation d’Edith Piaf qui est en cause, puisque l’air a été joué à l’accordéon… par Jean-Paul Denanot, président du Conseil régional du Limousin, qui était monté sur scène pour l’occasion (le vrai pirate, c’est lui !).

Pour ce qui est des droits d’auteur liés à la composition de la musique et au texte de la chanson, les choses sont en revanche différentes. Concernant une oeuvre de collaboration, il faut prendre en compte la date de décès du dernier auteur encore en vie ayant collaboré à la création de l’oeuvre. Edith Piaf est décédée en 1963 et Louiguy en 1991, ce qui fait que le morceau restera protégé jusqu’en 2062 (vie du dernier auteur + 70 ans) !

Autant dire que François Hollande sera mort et enterré à cette date, tout comme bon nombre des personnes qui liront ces lignes, et moi qui les rédige…

Les choses seront peut-être plus funestes encore, car l’Union européenne a décidé de faire passer de 50 à 70 ans les droits voisins des interprètes et des producteurs, ce qui affecte directement les oeuvres musicales. Et c’est sous le mandat de François Hollande que le parlement français devra transposer ce nouvel allongement de la durée des droits.

Qu’il se souvienne bien de ce petit air d’accordéon qui jouait lors de sa victoire… Il était encore à ce moment à moitié libre !

Tout ceci me paraît grandement symbolique et significatif des défis qui attendent le nouveau Président dans le domaine de la Culture. Car je n’ai pas vu grand chose (sinon absolument rien) dans les propositions socialistes concernant le domaine public, la durée des droits ou les exceptions au droit d’auteur.

On le sait, les propositions du candidat Hollande en matière de Culture et de Numérique ont péniblement flotté durant toute la campagne pour s’achever sur des promesses faites aux titulaires de droits, qui laissent penser que le changement en la matière, ce sera tard, très tard, voire jamais ! Le nom d’Hadopi changera certainement, mais qu’en sera-t-il de nos libertés concrètes ?

Les questions de financement de la création ont dominé la campagne, sans que celles des libertés des citoyens dans leur rapport à la culture soient réellement abordées. Quand je dis liberté, je parle de choses toutes simples, comme celle par exemple de jouer un air d’accordéon en public pour célébrer un moment joyeux, sans risquer les foudres du droit !

Concernant les usages numériques, les défis qui attendent François Hollande et son équipe sont plus redoutables encore. Un petit détour par Youtube permettra d’en prendre la mesure.

Illégal actuellement ce remix par exemple, qui mêlent les interprétations de La Vie en Rose de Louis Armstrong, d’Edith Piaf et de Grace Jones !

Illégale cette petite vidéo pédagogique où l’on nous apprend à jouer La Vie en Rose à l’harmonica diatonique en Do !

Illégale encore (vous avez vu ? moi aussi je sais faire des anaphores !) cette troisième vidéo sur Youtube, où l’on voit un internaute interpréter La Vie en Rose grâce à une application permettant de jouer de l’accordéon avec un Zipad, identique à ceux que le futur président a offert à tous les enfants de Corrèze !

La culture numérique, c’est cela aussi aujourd’hui et elle est frappée par une véritable prohibition qui plonge des pans entiers de nos activités en ligne dans l’illégalité et les laisse à la merci d’une demande de retrait de la part des titulaires de droits.

Ces sujets seront-ils seulement abordés lors de ce grand débat annoncé pour le mois de juillet sur l’acte II de l’exception culturelle française ? Continuera-t-on encore ensuite à traiter de pirates les citoyens qui désirent s’approprier et partager ainsi la culture qu’ils aiment ?

Prenons date dans 5 ans : Vous Président de la Réublique, si des pratiques aussi anodines que celles qui figurent dans ce billet sont toujours illégales et punies de 3 ans d’emprisonnement, il faudra en conclure que les promesses de changement que vous avez faites n’auront pas été tenues.

Et nul doute que tous ces internautes à qui l’on avait promis une Vie en Rose verront rouge !

Ce sera mon cas et vous pouvez compter sur moi d’ici-là pour ressortir autant de fois qu’il sera nécessaire ce petit air d’accordéon pirate qui inaugura si bien ce quinquennat !

 [http://www.youtube.com/watch?v=8ycBdij47wY]

PS : ce billet a été initialement été publié sur OWNI, avec quelques imprécisions, et j’en ai remanié certains passages pour tenir compte des commentaires m’ayant été faits.


5 réflexions sur “Sur un petit air d’accordéon pirate…

  1. Bravo Lionel, je souscris et j’appuie -on dis ‘je plussoie’ ? – ! Non tant pour l’anecdote – finalement amusante – de « la vie en rose », qui ne me tarabuste pas tant que cela. Mais pour le relevé de l’absence intégrale de propositions hollandaises et socialistes en matière d’accès à une information revendiquée comme bien commun.
    Vous signalez l’extension récente de la durée des droits voisins (que je n’avais pas remarquée), et ajoutez que vous ne vivrez pas assez vieux pour connaitre l’accession réelle de cette chanson au domaine public. Plus vieux que vous, je serais même pessimiste, en pariant que vous verrez, et moi aussi peut-être hélas, une extension généralisée de ces droits portée à 100 ans après la mort des auteurs, compositeurs, interprètes, illustrateurs, traducteurs, etc.
    Nous croyons parler de culture commune, et certains osent avancer l’idéal de civilisation partagée. Non, la communauté et le partage sont une rente, dont la source est une mine à exploiter jusqu’à la dernière goutte. Comme ce cher Victor Hugo se vend bien, je suis sûr qu’il existe d’habiles penseurs qui oeuvrent pour l’extraire du domaine public et au moins en partie le replacer sous la règle de la rentabilité…
    S’il est une entreprise symbolique que pourrait entreprendre un gouvernement qui se veut attaché au bien commun, c’est bien celui de l’extension de ce domaine public. Et en plus, cela ne coûte rien d’autre qu’une parole politique forte !…

  2. Bonjour,

    Je lis toujours vos passionnants posts sur le droit d’auteur mais comme vous abordez un sujet qui est de mon domaine, permettez-moi d’essayer de préciser quelques petites choses :

    Hollande et la vie en rose

    D’abord je ne voudrais pas que les lecteurs aient l’impression que la licence légale est gratuite. La diffusion en publique d’enregistrements donne lieu à un paiement aux sociétés de gestion collective (SPRD) de droits voisins. Et devinez à qui lesdites SPRD ont confié mandat pour collecter à leur place : Eh bien à la Sacem bien sur..
    Seule SPRD à avoir le maillage régional pour ce faire. C’est d’ailleurs pour cela que la Sacem s’est fait allumée – à tort – quand les producteurs ont augmenté leurs tarifs pour la diffusion dans les salons de coiffure. Les coiffeurs ont en fait tiré sur le messager.
    Le paiement de la licence légale pour les droits voisins est donc en général couplée avec le paiement des droits d’auteur pour ces utilisations locales.

    Or, si vous vous souvenez du direct, à un moment, le journaliste de France 2 décrit l’ambiance musicale sur la place de Tulle comme étant « Rock Français » (ce qui a fait s’esclaffer les réseaux sociaux puisque le morceau diffusé en fond était d’Iggy Pop). Il y a donc eu diffusions d’enregistrements et je pense qu’on peut en déduire que, à priori, les organisateurs de cette manifestation ont réglé à la fois les droits d’auteur et les droits voisins pour la diffusion d’œuvres du répertoire Sacem et des enregistrements des répertoires SPPF et SCPP. Ouf !!!

    On pourrait débattre de savoir si on peut vraiment assimiler le paiement à la Sacem à une « autorisation », les auteurs et les interprètes de par leur droit moral (droit moral que les SPRD ne gèrent pas – c’est impossible) pouvant a posteriori attaquer un utilisateur à ce titre, même si il y a eu paiement aux SPRD.
    Ex : L’utilisation d’un titre d’une rappeuse dont le nom m’échappe dans un meeting du FN a fait l’objet d’un contentieux. L’UMP a eu le même genre de problème avec un titre de MGMT.
    En règle générale, la diffusion dans un meeting politique peut s’avérer problématique pour le parti surtout quand cette utilisation se retrouve retransmise à la télévision (qui augmente la probabilité pour que les ayants droit s’en aperçoivent mais aussi augmente de facto l’ampleur de l’atteinte au droit moral). Et ce même aux États-Unis, où bien que le droit moral n’existe pas pour la musique, les partis sont régulièrement attaqués.

    Abordons maintenant la diffusion en direct sur les chaînes de télévision. Les chaînes payent toutes les SPRD. Elles ont en contrepartie une obligation de déclaration des œuvres. Et c’est là peut-être que le bât peut blesser dans votre exemple car autant il est relativement simple de déclarer des musiques rajoutées au montage d’une émission, autant il peut être compliqué de reconnaître et donc de déclarer les musiques qui font partie de l’environnement sonore d’un reportage. Si « La vie en rose » est facile à reconnaître, d’autres titres sont plus compliqués (le Iggy Pop par exemple). Or si il n’y a pas déclaration par la chaîne, les ayants droits ne sont pas rémunérés. Je pense en l’occurrence que l’éditeur de la « Vie en Rose » va vérifier cela (c’est son boulot).
    Encore une fois, même si il y a paiement à la Sacem, un ayant droit peut tout à fait invoquer le droit moral et d’autre part toutes utilisations dans une œuvre de fiction doit faire l’objet d’une autorisation préalablement négociée en direct avec les ayants droit (droit de synchronisation).

    Youtube et la vie en rose

    Youtube paie la Sacem et les producteurs pour la diffusion des œuvres et des enregistrements. Ce qui est problématique avec le mashup Armstrong/Piaf/Grace Jones c’est l’absence d’autorisation directe des ayants droit au titre du droit moral encore et d’une éventuelle licence commerciale si ledit mashup est commercialisé. Donc oui cette video n’est pas vraiment légales.

    Par contre, les 2 autres vidéos sont-elles franchement illégales ? Il n’est pas illégal de jouer de la musique et Youtube paye pour cette diffusion publique. Il serait difficile d’attaquer sur le principe du droit moral (même si les interprétations ne sont pas fameuses). Si ces vidéos étaient commercialisées par leur auteurs, là oui il leur faudrait une licence de la part des ayant droits (licence non gérée par les SPRD. De plus, l’on se doit de noter que pour les ayants droit, les revenus issus de ce genre de vidéos sont en train de dépasser les revenus des vidéos dites officielles. http://www.billboard.biz/bbbiz/others/youtube-growth-in-user-generated-content-1005135032.story

    Voilà, désolée d’avoir été un peu longue mais le sujet est complexe…
    Merci encore pour le blog.

    CB

    1. Merci pour ces précisions et pas mal de points pour vous, en effet, notamment les accords SACEM/Youtube que j’ai omis de prendre en compte.

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