La Lex Google selon Aurélie Filippetti ou le droit d’auteur bientôt dégénéré en un droit d’éditeur

La Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a lancé ce matin sur BFMTV un ultimatum au moteur de recherche Google, en menaçant de déposer un projet de loi dès la fin du mois de janvier, si aucun accord n’était trouvé avec les éditeurs de presse pour les rétribuer en cas d’indexation de leurs contenus.

Ce projet dit Lex Google, reprenant une loi à l’étude en Allemagne, passe par la création d’un nouveau droit voisin, au bénéfice des éditeurs de presse. J’avais déjà eu l’occasion dans un billet précédent de dire à quel point il était dangereux d’utiliser ce procédé pour faire pression sur Google et Guillaume Champeau sur Numerama avait lui aussi dénoncé les risques de dérives, estimant qu’il s’agirait de la « pire des lois pour Internet« .

La manière dont Aurélie Filippetti a présenté cette Lex Google est vraiment préoccupante, dans la mesure où elle assimile et confond ce nouveau droit voisin à un droit d’auteur.


La solution , c’est la création d’un droit voisin, une sorte de droit d’auteur en quelque sorte, pour les éditeurs de presse […] Monsieur Schwartz (le négociateur en charge d’une médiation entre Google et les éditeurs) est chargé de trouver une solution pour que, enfin, Google paye le droit d’auteur qu’il doit aux éditeurs de presse. Ceux qui créent de la valeur ajoutée, ce sont bien les journalistes, et donc les éditeurs de presse, qui est utilisée ensuite par Google et les moteurs de recherche pour actualiser sans cesse leurs pages. C’est normal qu’on rétribue au titre d’un droit voisin ou d’un droit d’auteur.

On pourra dire qu’évoquer une question aussi complexe chez Bourdin en quelques minutes nécessite de simplifier le propos. Mais je pense que cette assimilation du droit voisin à un droit d’auteur n’est au contraire pas du tout innocente.

N’oublions pas qu’Aurélie Filippetti s’est signalée dès le début de son entrée en fonction au Ministère par une sortie devant le SNE (Syndicat National de L’Édition), dans laquelle elle avait déclaré : « c’est l’éditeur qui fait la littérature« . Ce jugement lui avait valu une réplique cinglante de l’auteur Yal Ayerdhal, porte parole du Droit du Serf, qui avait tout de suite vu le danger :

je vous demande en vous paraphrasant, Madame la Ministre, puisque les auteurs sont « balayés, pas insultés, non, simplement omis » par les Wendel de l’industrie littéraire, où est passée votre « saine haine de cette bourgeoisie bleu-blanc-rouge » qui détricote le Code de la propriété intellectuelle pour faire valoir un droit d’éditeur en lieu et place du droit d’auteur.

Cette même logique de dégénérescence du droit d’auteur en un droit d’éditeur se retrouve dans la loi sur les livres Indisponibles du XXème, votée sous le gouvernement précédent, mais défendue bec et ongles par Aurélie Filippetti, qui va permettre aux éditeurs de récupérer des droits sur un immense corpus d’oeuvres, là où ils auraient légitimement dû retourner aux auteurs. Le juriste Franck Macrez disait à son propos :

Les auteurs se voient, par la force de la loi, obligés de partager les fruits de l’exploitation de leur création avec un exploitant dont la titularité des droits d’exploitation numérique est fortement sujette à caution […] Que reste-t-il du droit d’auteur ?

La création d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse est une étape supplémentaire dans cette dégradation du droit d’auteur en un droit d’éditeur. Les droits voisins étaient pour l’instant cantonnés aux secteurs de la musique et de l’audiovisuel, où les producteurs, en tant qu’ « auxiliaires de la création », se sont vus reconnaître à partir de 1985 en France, un droit de propriété spécifique.

Mais dans le domaine de l’écrit, la logique n’a jamais été celle-ci : les éditeurs n’ont pas de droits propres et ils n’en obtiennent que par cession des auteurs, par le biais des contrats d’édition.

Depuis la Loi Hadopi, les droits des journalistes ont déjà été fortement amoindris, « confisqués » même a-t-on pu écrire, dans la mesure où ils sont réputés céder automatiquement leurs droits aux éditeurs de presse pour les usages numériques en même temps que les usages papier.

La création de ce nouveau droit voisin sera sans doute à peu près nulle d’effet sur Google, qui n’aura qu’à déréférencer les journaux français pour les mettre à genoux en quelques semaines. Par contre, elle aura pour effet de déséquilibrer encore un peu plus dans ce pays les rapports entre éditeurs et auteurs, au bénéfice des premiers et au mépris de l’esprit de notre Code de propriété intellectuelle.

Qui peut en effet penser qu’une fois introduit dans le secteur de la presse, ce nouveau droit voisin ne fera pas furieusement envie aux éditeurs de livres ? N’oublions pas que des négociations très tendues ont lieu actuellement, sous l’égide du professeur Pierre Sirinelli, à propos de l’adaptation du contrat d’édition à l’heure du numérique. On commence d’ailleurs à lire des articles où l’idée de créer un droit voisin pour les éditeurs de livres fait son chemin :

L’écriture, la littérature ont pris plus de temps à mettre un pied dans le monde numérique que d’autres créations de l’esprit comme la musique par exemple, d’où les carences législatives et les tâtonnements constatés […] L’exemple du conflit avec Google illustre bien cette idée : il y a encore des efforts à faire. La demande de la mise en place d’un droit voisin, comme le modèle déjà appliqué à la musique est compréhensible.

Lors du dernier forum SGDL, son président Jean-Claude Bologne avait rappelé qu’il voyait d’un assez mauvais oeil l’introduction de la logique des droits voisins dans le secteur de l’écrit et qu’elle était contraire à la tradition française. D’autres représentants d’auteurs, comme le SNJ ou la SCAM, ont déjà fait entendre leurs voix pour critiquer la Lex Google et l’idée de créer un droit voisin pour les éditeurs de presse, déconnecté d’un droit d’auteur sous-jacent, ce qui serait une première.

C’est un aveuglement énorme de croire que l’entassement d’une nouvelle couche de droits sur les contenus permettra de rééquilibrer les rapports entre Google et la presse. J’ai déjà dit ailleurs que je n’étais pas contre l’idée de taxer Google, mais à condition de le faire pour de bonnes raisons : pour remédier aux stratégies d’évasion fiscale par exemple ou pour agir sur la place de la publicité en ligne. La proposition de la mission Colin et Collin d’instaurer une taxe sur l’exploitation des données personnelles me paraît également un moyen d’agir dans le bon sens sur un acteur comme Google.

Ce sont les auteurs qui devraient en premier lieu se méfier comme de la peste de ce nouveau droit voisin, qui ne fera que renforcer encore un peu plus des intermédiaires à leur détriment. L’information constitue par ailleurs un bien commun de la connaissance et tous ceux qui partagent ces valeurs devraient s’alarmer au plus haut point que l’on veuille ainsi l’encapsuler dans une nouvelle couche de droits. Les éditeurs irlandais en viennent à demander des tarifs délirants de 300 euros pour un seul lien hypertexte établi vers leurs contenus ! Arrêtons cette folie avant qu’il ne soit trop tard !

Toucher aux liens hypertexte et à la liberté de référencement, c’est porter atteinte à des éléments constitutifs d’Internet. En cédant aux pressions des éditeurs de presse, Aurélie Filippetti est en train de semer un vent qui pourrait bientôt déclencher une tempête. Le faire alors qu’en 2013 il lui faudra aussi présenter une réforme importante suite aux travaux de la mission Lescure me paraît complètement suicidaire.

Au final, c’est le droit d’auteur tout entier qui subira les conséquences de ces errements, si on le laisse encore un peu plus dégénérer en un droit d’éditeur.


33 réflexions sur “La Lex Google selon Aurélie Filippetti ou le droit d’auteur bientôt dégénéré en un droit d’éditeur

  1. Si j’ai une yaourtière, dois-je payer des droits à Danone et Yoplait quand je m’en sers?

    Les fabricants d’automobiles ont-ils indemnisé les marchands de chevaux et de carrioles pour le manque à gagner? (on n’aurait sûrement pas eu les « trente glorieuses »)… Les marchands de papier et de films ont-ils indemnisé les conteurs itinérants et les marchands de parchemin?

    Etonnant pouvoir « socialiste » qui acquiesce à l’obsolescence du droit du travail, de toute politique sociale ou économique, à celle des travailleurs même… — mais qui organise des rackets au profit d’entreprises elles-même tout à fait obsolètes, justement parce qu’elle les sont! Ceux qui au nom de la compétitivité privent sans sourciller des milliers de gens chaque jour de leur salaire de survie, lorsqu’ils ne sont pas compétitifs eux-mêmes n’envisagent pas une seconde de se priver de revenus que plus rien ne justifie ! Mais, s’ils crachent sans vergogne sur ce qu’ils appellent « assistés » c’est juste qu’ils préfèrent le racket comme forme d’indemnisation…

    Quant aux journalistes, ceux qui produisent du contenu ne sont pas dans les grands médias mais sur internet. Recopier les dépêches d’agences qui sont elles-même des copier-collés de dossiers de presse fournis par les entreprises ou les ministères en l’assaisonnant plus ou moins du catéchisme d’une droite ou de l’autre n’a jamais été produire du contenu, et cela constitue 90% de la presse. Les 10% restant sont des tribunes ou des interviews non rémunérées. Sachant que rien de ce qui pourrait porter préjudice à quelque actionnaire ou lobby que ce soit est exclu par avance des grands médias.

    Il est logique que pour la domesticité des patrons des médias, ce soit en effet les éditeurs qui font la littérature et pas les auteurs, tout comme ce sont les entreprises qui font la politique et pas les ministres. La dame est cohérente.

  2. Filippetti, c’est l’école Ségolène Royal : aplomb et incompétence.
    On va souffrir (je veux dire les libertés, la libre circulation des biens culturels, etc.)

  3. Je crois qu’il est illusoire et peut etre sucuidaire pour la creation de tuer les éditeurs et de penser qu’il suffit de laisser les auteurs en prise direct avec leurs auditeurs sous le regard impassible des hébergeurs de contenus. Les éditeurs restent des filtres pour les daubes et des accélérateurs pour des pépites. cela a toujours été et les gens de lettre ont des les débuts eu besoin des imprimeurs qui prenaient des risques énormes ( cqfd l’encyclopédié). Filipetti veut protéger nos éditeurs et elle a pas tort !

    1. Et quand vous constatez que les éditeurs privilégient les daubes rentables et délaissent les pépites, vous concluez quoi ?

      Le droit d’auteur n’est pas une question de mérite, et c’est une impasse de raisonner comme ça, même si on peut effectivement souligner que la propension des éditeurs n’est pas de diffuser des oeuvres d’art mais uniquement des produits commerciaux.

      Mais comment pouvez-vous à ce point perdre de vue que OUI, l’art (plastique, musique, graphique…) est d’abord et avant tout un lien DIRECT entre les auteurs et les auditeurs ? Comment pouvez-vous penser que les hébergeurs ne devraient pas avoir justement un regard impassible, puisqu’on ne leur demande que des actions physiques ? Il n’est pas question de « tuer » les éditeurs, mais de leur demander d’adopter un rôle utile et constructif dans une économie de la diffusion culturelle qui a tué le modèle économique fondé sur l’exploitation de la rareté. C’est pourquoi oui, certains types d’éditeurs doivent disparaître, et oui, il faut réhabiliter le rapport direct entre l’artiste et le public.

      Une fois que vous avez constaté que les modèles économiques fondés sur la commercialisation de supports physiques sont bel et bien morts, et qu’il faut cesser de maintenir ces modèles sous respiration artificielle, vous pouvez vous consacrer à faire émerger des modèles économiques réellement pertinents (par exemple, le retour des promoteurs, des tourneurs, etc), à élaborer un modèle économique nouveau qui prenne en compte les spécificités du web (la contribution créative, le mécénat global en sont des exemples), et à éradiquer les modèles persistants qui se fondent sur la réservation propriétaire, la spoliation continue des artistes, et le rançonnage d’un public qui ne veut plus céder aux diktats d’intermédiaires techniques qui ne sont pour RIEN dans la création artistique, et qui ne sont plus utiles à RIEN dans la diffusion culturelle.

      La transformation hideuse, hypertrophiée et cupide du droit d’auteur en droit d’éditeur, menée par des industries qui font profession de faire du fric sur le dos des artistes et de leur public, est un drame à la fois politique, philosophique, culturel et in fine, économique. Ceux qui le nient aujourd’hui (qu’il s’agisse des lobbyistes du SNEP, de la RIAA ou de la MPAA, qu’il s’agisse d’un plouc comme Laurent Joffrin, et j’en passe) sont tout simplement des ennemis de la culture. De nouveaux censeurs, de nouveaux rançonneurs, qui veulent imposer par la loi et les tribunaux la persistance d’un oligopole et d’un modèle économique qui sont périmés et aujourd’hui funestes.

      1. Y a pas moyen d’éditer ma réponse ? Tapée trop rapidement elle commence par une énormité : « OUI, l’art (plastique, musique, graphique…) est d’abord et avant tout un lien DIRECT entre les auteurs et les éditeurs ».

        Il fallait évidemment lire « OUI, l’art (plastique, musique, graphique…) est d’abord et avant tout un lien DIRECT entre les auteurs et les AUDITEURS ».

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