Vers une redéfinition du « cercle de famille » en faveur du partage des oeuvres sur Internet ?

Le mois dernier, la Cour de Cassation a rendu une décision extrêmement intéressante où pour la première fois elle a considéré qu’un profil Facebook ne constituait pas nécessairement un lieu « public ». Des propos échangés entre « amis » sur ce réseau social n’étaient pas forcément assimilables à des injures publiques, mais pouvaient avoir le caractère d’injures prononcées dans un lieu privé.

Private. Par Richard HaltAr. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

Cette jurisprudence est importante concernant le tracé des frontières de la liberté d’expression en ligne, mais je voudrais pousser ses implications sur le terrain du droit d’auteur et du partage des oeuvres. Car en effet, l’équilibre de la propriété intellectuelle a longtemps été assuré par le biais d’exceptions fonctionnant à partir de la distinction public/privé. Avec l’avènement d’internet, ces exceptions, et notamment les représentations privées et gratuites effectuées dans le cadre du « cercle de famille », ont perdu une grande partie ce pouvoir régulateur, car les juges ont tendu à considérer que toute publication en ligne était assimilable à un acte public.

Si les frontières du privé et du public se redessinent en matière d’injures, ne peut-on pas envisager que cela puisse être le cas également en matière de partage des oeuvres en ligne ? Une telle évolution ne pourrait certainement pas servir de base légale à une véritable légalisation du partage, comme elle pourrait sans doute apporter un assouplissement appréciable du droit dans le sens des pratiques.

Sphère privée = Communauté d’intérêts

Ce qui est particulièrement intéressant avec l’arrêt de la Cour de Cassation, c’est que la définition qu’elle donne de la sphère privée n’exclut pas une certaine dimension collective. Dans cette affaire de « licenciements Facebook« , la Cour de Cassation a en effet suivi la Cour d’Appel qui avait donné raison aux salariés sur la base du principe suivant :

après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur les comptes ouverts par Mme Y… tant sur le site Facebook que sur le site MSN, lesquels n’étaient en l’espèce accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint, la cour d’appel a retenu, par un motif adopté exempt de caractère hypothétique, que celles-ci formaient une communauté d’intérêts ; qu’elle en a exactement déduit que ces propos ne constituaient pas des injures publiques.

Maître Anthony Bem dans une analyse éclairante sur son blog explique que par « communauté d’intérêts« , il faut entendre « un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations, des objectifs partagés ou des affinités amicales ou sociales« .

Pour les juges de Cassation, c’est le fait qu’une personne puisse choisir de ne diffuser ses messages qu’à certaines personnes sélectionnées et le faible nombre des intéressés, qui permet de déduire la présence d’une « communauté d’intérêts« . Cette vision s’oppose à celle du conseil des prud’hommes saisi en première instance de l’affaire, qui avaient jugé que les injures présentaient un caractère public sur Facebook, car les messages étaient accessibles « aux amis des amis ».

Ce type de raisonnement conduit à réintroduire des nuances dans le statut juridique de notre condition numérique, en nous permettant de bénéficier des protections attachées à la sphère privée pour certains de nos échanges en ligne. Mais ne peut-on pas aller plus loin et étendre cette logique au droit d’auteur ?

Communauté d’intérêts ou cercle de famille ? (Joined. Par Christina Matheson. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Quel impact potentiel sur la représentation privée dans le cadre du « cercle de famille » ?

Le Code de Propriété Intellectuelle comporte plusieurs notions dont le champ d’application dépend de la définition de la distinction entre « privé » et « public ». C’est le cas par exemple de la copie privée, mais aussi de l’exception de « représentation privée et gratuite effectuée exclusivement dans le cadre du cercle de famille« .

Inclue à l’article L.122-5 du CPI, listant les exceptions au droit d’auteur, cette notion a reçu une interprétation restrictive par les juges, qui estiment qu’elle ne recouvre que les « personnes parentes ou amies très proches qui sont unies de façon habituelle par des liens familiaux ou d’intimité« .

Néanmoins, même si cette définition par la jurisprudence reste stricte, elle comprend au-delà de la famille au sens propre les « amis », entendu comme des personnes entretenant habituellement des rapports intimes. Or une telle conception pourrait recouvrir certains types de relations entretenues en ligne sur des réseaux sociaux ou par des moyens d’échanges électroniques, permettant les communications restreintes et ciblées.

Pour l’instant, les juges ont toujours considéré que la représentation privée n’était pas applicable aux échanges d’oeuvres en ligne. Ce fut par exemple le cas en 1996, lorsque le TGI de Paris eut à connaître de la toute première affaire de contrefaçon en ligne. Deux étudiants de l’Ecole Centrale de Paris avaient échangé des chansons de Jacques Brel par l’intermédiaire de pages d’un site web  et les ayants-droit du chanteur les avaient attaqués pour contrefaçon.

Ils avaient essayé de se défendre en expliquant que ces reproductions avaient un caractère licite puisqu’elles étaient « destinées à un usage privé et non à une utilisation collective« . Mais le TGI avait relevé qu’ils avaient « permis à des tiers connectés au réseau Internet de visiter leurs pages privés et d’en prendre éventuellement copie« , ce qui favorisait « l’utilisation collective de leurs reproductions« .

Ces étudiants avaient été condamnés, mais on peut se demander ce que le même TGI aurait répondu si les oeuvres avaient été échangées sur un réseau fermé comme Facebook, ne permettant pas à n’importe quel tiers de visiter les profils.

Plus tard, dans les années 2000, lorsque les juges eurent à connaître des premières affaires de téléchargement en P2P, avant le vote de la loi DADVSI, ils écartèrent aussi l’application de l’exception de représentation privée dans le cadre du cercle de famille. Tout comme les pages web, les réseaux P2P étaient trop ouverts pour correspondre à la notion étroite de cercle de famille.

Mais si l’on transpose la nouvelle définition de la sphère privée dégagée par la Cour de Cassation à propos des échanges sur Facebook, on peut se demander si la notion de représentation privée ne devrait pas être reconsidérée elle aussi.

Des communautés d’intérêts aux communautés privées de partage. Rainbow ants circles.

Du « cercle de famille » au « cercle de proximité »

Évidemment, cette redéfinition de la représentation privée ne couvrirait toujours pas les échanges sur les réseaux de P2P, et encore moins le direct download ou le streaming, ainsi que tous les dispositifs centralisés et plus ou moins payants qui ont émergé ces dernières années, à la suite du déploiement de la répression du P2P.

Mais il existe des formes d’échanges des fichiers au sein de communautés fermées, qui rentrent peut-être dans cette catégorie. Benjamin Sonntag avait consacré l’été dernier un billet passionnant, dans lequel il étudiait les règles de fonctionnement de plusieurs de ces communautés privées d’échanges de fichiers en P2P via le protocole BitTorrent, dans lesquelles on ne peut entrer que par cooptation et qui observent des règles strictes afin de se protéger de la surveillance et de la répression du partage (parrainage, ratio, etc).

Souvent organisés par type d’oeuvres (films, musiques, livres) et parfois même par genres, ces groupes constituent à n’en pas douter des « communautés d’intérêts« , pour reprendre le terme employé par la Cour de Cassation. Leurs membres se regroupent par affinités et partagent des objectifs communs, liés aux oeuvres qu’ils échangent. Là où elles s’éloignent des critères employées, c’est qu’elles rassemblent souvent des dizaines de milliers de membres ce qui excède le « nombre très restreint » évoqué par la Cour de Cassation.

Mais il existe d’autres formes d’échange de fichiers qui correspondent sans doute à la définition donnée par la Cour. Songeons par exemple à l’envoi de liens de téléchargement via Dropbox à un ami, à l’échange de fichiers par mail ou à ces échanges de disques durs ou de clés USB entre proches, qui correspondent si l’on en croît les études des pratiques, à une part croissante – si ce n’est majoritaire – des échanges de fichiers aujourd’hui.

A vrai dire, certains ont déjà proposé de redéfinir la notion de cercle de famille pour l’étendre à un « cercle de proximité ». Hervé Le Crosnier, par exemple, dans sa proposition de Licence Édition Equitable, avait envisagé d’instaurer un nouveau pacte entre l’éditeur et le lecteur de livre numérique. Il proposait d’élargir les usages des oeuvres protégées dans une mesure raisonnable :

Le lecteur/lectrice a le droit de faire circuler le document édité au sein de son cercle de proximité (y compris élargi à ses amis proches). Toutefois, cette liberté ne permet pas de rompre l’équilibre et l’équité en diffusant massivement ou à des inconnus.

Cette proposition n’a pas été suivie d’applications concrètes, mais elle fait à présent écho à cette nouvelle définition de la sphère privée par la Cour de Cassation, articulée autour de la notion de « communauté d’intérêts« .

Le casse-tête du statut juridique du partage… (Sharing. Par ryancr. CC-BY-NC. Source : Flickr)

Une piste pour la légalisation du partage ?

Le raisonnement suivi dans ce billet repose sur une analogie et il est clair que le régime de la liberté d’expression et celui du droit d’auteur ne sont pas en l’état superposables. On ne peut déduire d’une décision rendue par la Cour de Cassation en matière d’injures qu’elle suivrait le même raisonnement pour une affaire de contrefaçon. Mais rien n’interdit de soulever la question.

La première limite de cette analogie réside dans le fait qu’en France, les exceptions au droit d’auteur sont interprétées strictement par les juges, notamment au travers de ce qu’on appelle le test en trois étapes. Sur cette base, la Cour de Cassation s’est déjà montrée très sévère, notamment à propos de la copie privée (affaire Mulholland Drive), dès lors qu’elle estime que l’usage d’une exception peut menacer l’exploitation normale d’une oeuvre. Les échanges dans un cercle de proximité, s’effectuant en ligne et non plus IRL, peuvent-ils passer à travers un tel test ? Ce n’est pas certain, mais des études montrent le rôle social important que joue cette forme de recommandation des œuvres par le prêt, le don et l’échange d’œuvres. Apporter la preuve d’un préjudice lié à ces échanges pourrait s’avérer plus complexe qu’on ne pense pour les titulaires de droits.

La seconde limite que l’on peut identifier, c’est que les échanges en ligne ne se limitent pas à la seule représentation des oeuvres. Les échanges de fichiers impliquent également une reproduction et cette irruption de la copie risque bien de prévaloir sur la notion de représentation privée. La copie privée n’est ici sans doute pas davantage applicable, puisqu’elle nécessite que les copies soient « réservées à l’usage personnel du copiste« , même si le régime de la copie privé admet que les reproductions puissent être utilisées dans « un cadre familial ou intime« .

***

La marge de manœuvre est faible, mais néanmoins, la décision de la Cour de Cassation montre que la jurisprudence évolue et qu’elle affine sa perception des réalités numériques. La situation est sans doute plus crispée en France sur les questions de droit d’auteur qu’à propos de la liberté d’expression, mais retenons que la redéfinition de la sphère privée peut ouvrir une voie à la consécration juridique du partage des œuvres.

Il existe d’autres mécanismes qui permettraient d’atteindre ce but, une échelle plus large et de manière plus satisfaisante, notamment une extension de l’application de la théorie de l’épuisement du droit d’auteur aux échanges non-marchands, telle qu’elle est préconisée notamment dans le programme de réforme positive du droit d’auteur de la Quadrature du Net.

Tôt ou tard, par un moyen ou par un autre, la légalisation du partage finira par devenir réalité.


11 réflexions sur “Vers une redéfinition du « cercle de famille » en faveur du partage des oeuvres sur Internet ?

  1. Je comprends votre piste de réflexion, je suis heureux de la lire puisqu’elle rejoint une observation que je m’étais faite, sur la nécessaire RELATIVISATION qui doit marquer d’une part les limites de la liberté d’expression (l’affaire Twitter montrant à la fois que les outils juridiques internationaux sont insuffisamment développés pour faire respecter les législations nationales légitimes, et que la liberté d’expression doit être entendue de manière élargie pour accueillir la démocratisation exponentielle de la parole publique et sa véritable ouverture à tout un chacun, comme le note Laurent Chemla dans un papier récemment consacré à la question…), et d’autre part, un certain recul de la protection de la propriété intellectuelle également, dont l’origine comme les exceptions doivent être repensées (afin de renforcer les exceptions classiques, fair use ou exceptions à la continentale, et d’entériner l’exception de partage non-marchand, entrevue aussi bien par des artistes que par des économistes). Parler « d’exceptions » est déjà un vice, puisque c’est la « propriété intellectuelle » qui se définit comme un monopole provisoire et limité, et donc par définition « exceptionnel », aux principes de libre circulation des idées et des formes qui préexistent.

    Donc j’aime assez cette piste : il s’agit dans le cas de la liberté d’expression comme dans le cas de l’échange culturel, de déserrer des contraintes légales issues d’un monde ancien dans lequel les possibilités de dématérialisation et d’échange instantané n’existaient pas, ou pas à ce niveau, et d’affermir au niveau internationale la protection d’un socle commun.

    Un ancien monde qui avait légitimé la réservation de toute propriété intellectuelle (bien au-delà de ce qu’exigeait la protection des auteurs) comme fruit d’un investissement et comme avance concurrentielle. Un monde ancien qui avait organisé un relatif cantonnement de la parole publique aux « médias » et aux « experts », aussi. Cet ancien monde a volé en éclats après l’avènement des réseaux, et leurs deux corollaires : l’émergeance du Libre et des modèles contributifs, et la naissance des mastodontes de l’économie numérique – les uns et les autres s’affrontant autant qu’ils s’alimentent.

    Mais s’agissant de la libéralisation de la propriété intellectuelle en tous cas, vous identifiez les obstacles sur lesquels l’idée risque fort de venir se briser : l’acte de reproduction, d’une part, qui revient dans le monopole de l’auteur (et en réalité dans l’obscène et hypertrophié « droit d’éditeur » de son ayant-droit), et le nombre extensible des membres de cette « communauté d’intérêts » dans laquelle l’échange s’épanouirait gratuitement, d’autre part.

    Je pense que c’est par le haut qu’il faudrait agir, en renforçant les interdépendances entre liberté d’expression et liberté de communication (ça serait bien de ne pas attendre de soumettre telle ou telle loi débile au Conseil Constitutionnel pour obtenir des indications sur ce point, par petites touches impressionnistes alors qu’il faut revoir l’ensemble du régime), et en admettant corrélativement une prééminence inconditionnelle de la liberté d’expression et ses corollaires (droit à l’information, liberté de communication, donc neutralité du net ET libéralisation des échanges culturels non-marchands compensés par des moyens de dons directs ou de mécénats globaux) sur la propriété privée (intellectuelle, en l’espèce, mais aussi le droit des marques, qui est un vecteur de censure très fort également).

    L’idée de l’individu, pensant et créant, quel que soit son statut (labellisé « artiste » ou « expert » par les médias ou non), conçu comme un point nodal d’un vaste maillage de pairs à pairs, points nodaux auxquels il est fourni des outils et des réseaux réellement neutres et libres, lui permettant de percevoir et d’émettre du sens (discours, idées, formes, créations de tous genres), sans autre barrière que la législation basique prohibant certains contenus jugés criminels ou certains usages jugés réservés (comme par exemple le fait de tirer un bénéfice de l’exploitation commerciale de l’oeuvre d’autrui, qui implique logiquement d’y faire participer l’auteur premier). Un vaste maillage de pairs à pairs, permettant des créations collaboratives et des expressions citoyennes dont Wikipédia et Wikileaks ne sont que les illustrations les plus évidentes. Un vaste maillage horizontal qui ne serait pas exempt de regroupements ni de hiérarchies, car elles restent utiles à la rationalisation de beaucoup de productions, comme l’écologie du Libre le montre d’ailleurs (communautés, référents), mais qui ne seraient justifiées que par l’efficacité et la rationalisation, et non plus par l’accumulation du gain, le monopole des ressources ou la confiscation de la parole.

    Plutôt que de se lancer dans cette réflexion sur la reconfiguration de notre économie, en tenant compte d’une part de l’échec désormais patent et incontestable de l’économie productiviste-consumériste (diagnostiquée aujourd’hui métastatique et destructrice) et d’autre part du fait que la technologie a ouvert d’autres possibles… plutôt donc que de se montrer un tout petit peu à la hauteur des enjeux actuels, le législateur, dont on sait à quel point il est lui-même court-termiste et clientéliste, préfère créer des lois aussi éphémères qu’imbéciles (on n’a pas arrêté, sur la question du numérique, depuis au moins 2004), puisqu’elles sont aussi corporatistes qu’injustes, et suivre les avis autorisés des lobbyistes appointés. On sait ce que cela donne. Plutôt que d’assumer son rôle et de procéder à des réformes dédiées au bien commun, et en l’espèce à la protection des droits et libertés des individus en tant que lecteurs-auditeurs-acteurs-créateurs dans une société connectée, quitte à battre en brèche les intérêts des anciennes industries (dont les modèles économiques, fondés sur la rareté matérielle ou sur le monopole de la parole, sont désormais violemment caducs), le législateur ne fait que prolonger les grands monopoles privés fondés sur des modèles caducs et aujourd’hui scélérats. Tout cela relève de la haute trahison, mais qu’attendre d’autres de personnels politiques qui déploient des régimes d’austérité budgétaire quand des voix toujours plus nombreuses dénoncent une asphyxie terminale…

    Il s’agirait donc uniquement, comme nous le disons tous depuis des années, d’adapter les lois existantes aux spécificités de la communication électronique, et d’acter des réorganisations qu’elle implique, avec montée en puissance de certains principes fondamentaux, et recul d’autres principes, qui furent pertinents à une époque (l’édition culturelle, la recherche sectorielle, la grande presse imprimée, la production verticale tayloriste ou toyotiste), mais qui sont devenus plus ou moins gravement toxiques.

    Pour prendre deux exemples :

    – il n’est plus supportable, et il ne l’a jamais été, de ne pas pouvoir partager une vidéo sous prétexte qu’elle comprendrait un extrait d’un morceau de musique protégé. C’est un exemple particulièrement choquant d’abus de droit par les ayant-droits (qu’ils s’appellent Universal, Sony, Warner ou EMI), une censure inique ;

    – il n’est plus supportable, et il ne l’a jamais été, de subir l’agression visuelle et sonore publicitaire des marques en permanence, dans tous les compartiments de l’existence jusque dans nos correspondances privées, et de ne pouvoir invoquer telle ou telle marque pour la singer, la moquer, ou même seulement l’illustrer (qu’on s’appelle Vuitton, Danone, CIO ou Figaro) ;

    Et le Copyright Madness fourmille d’exemples tous plus insupportables les uns que les autres. La simple existence de cette recension milite pour un dynamitage en règle de la propriété intellectuelle (et industrielle, parce que les patent trolls sont un autre exemple particulièrement délirant des excès de la réservation propriétaire et de la logique de catalogue). La loi doit évidemment s’adapter aux pratiques légitimes de la collectivité, et non pas aux intérêts de certaines corporations battus par les vents. Sinon, ça s’appelle du clientélisme, c’est-à-dire de la corruption. Cela n’implique pas de légaliser toute forme de « fraude », mais il faut justement faire la différence entre le vrai « piratage » (que je définis comme la fraude informatique), du « partage » (qui n’est en dernière analyse que la réappropriation par la collectivité de productions qui viennent d’elle, puisqu’on ne crée jamais ex nihilo, et qui doivent y retourner in fine). Raccourcir drastiquement la durée des monopoles d’exploitation, revaloriser le domaine public et les exceptions au droit d’auteur, mettre un coup d’arrêt à la brevetabilité tous azimuts, casser la prééminence des marques dans le discours public, rétablir des liens directs entre « émetteurs » et « récepteurs » de contenus informationnels, acter du fait que leurs rôles sont interchangeables, voilà quelques changements qui tombent sous le sens, (et dont on a bien compris qu’ils ne surviendraient pas encore « maintenant », malgré quelques promesses qui n’engageaient que ceux qui voulaient y croire).

    La liberté de communication, essentielle pour l’innovation scientifique et la création culturelle, est plus importante que la seule protection armée de la « propriété » intellectuelle (concept fourre-tout trompeur dont Stallman rappelle tout le mal qu’on peut penser). Cette dernière n’est plus, aujourd’hui et malgré les affirmations sentencieuses des industriels actuels (qui ne sont jamais rien d’autre que les « anciens industriels » de demain) le meilleur moyen d’animer l’économie numérique ou l’économie en général (c’est dire si ACTA était une impasse dangereuse, pilotée par quelques oligarchies prédatrices sous le fallacieux prétexte de la protection de la matière grise occidentale). Le meilleur moyen réside plutôt dans des méthodes qui n’impliquent plus cette sanctuarisation de la propriété intellectuelle, ou en tous cas, qui autorisent l’extraversion, l’échange ouvert et la collaboration.

    Soyons clairs : sanctuariser la propriété intellectuelle (DRM et lois de répression) correspond à une façon archaïque et liberticide de concevoir l’économie. Cette conception dont ont du mal à se défaire les dealers de licences, les clercs de la production centralisée, les gourous de la communication, et les distributeurs de supports physiques.

    L’extraversion de cette « propriété intellectuelle », qui deviendrait plutôt un « matériau intellectuel », son partage, permettent en revanche de nouvelles innovations ET même de nouveaux bénéfices. Toute politique qui consiste à criminaliser l’échange non-marchand, à capturer les ressources ou à adopter une logique de catalogue fermé, vont à l’encontre des nécessités de l’économie moderne – y compris ce capitalisme « cognitif » défini par Moulier-Boutang.

    Protéger la PI est une logique d’investisseur, qui relève par définition de « l’accumulation du profit » et de la réservation propriétaire. Elle peut encore parfois faire sens, mais il faut être lucide : elle est battue en brèche. C’est certes une façon de faire du fric bien dans l’époque : court-termiste, de plus en plus oligopolistique, anti-concurrentielle, voire prédatrice et liberticide. Au contraire, partager la PI (au sens de connaissance) me semble une logique d’entrepreneur, qui relève aujourd’hui de la « création de richesse » (libre, cf. Moglen ou Stallman, et collaborative, cf. Stiegler ou Rifkin). C’est une nouvelle logique, induite par les réseaux, qui permet de générer de la richesse d’une façon nouvelle, moins soumise aux idéologies propriétaires en vogue, et qui rassemble notamment le travail collaboratif, le partage des sources, l’externalisation, le maillage horizontal plutôt que la production pyramidale, la promotion des formats ouverts, la revalorisation de la notion de « biens communs », la protection réaffirmée du domaine public, et l’autonomie de chacun au travers d’outils simples comme les Creative Commons. Ce sont des outils à disposition pour réorienter le droit, et l’économie, dans une direction réellement productive et respectueuse des droits et libertés de chacun (en particulier les artistes et le « public »). Une politique de « redressement productif » aurait consisté à rappeler que ces logiques sont performantes et doivent être boostées, notamment dans les domaines de l’énergie (smart grids), de l’agriculture (AMAPS), de la culture (CC et partage non-marchand), de l’informatique (logiciels libres). Ce n’est pas transposable partout, mais ça relève d’une nouvelle économie industrielle, dématérialisée et réellement contributive.

    Je ne fais rien d’autre que de comparer les idées de « capitalisme contributif » proposées par Stiegler et quelques autres, avec l’archaïsme apocalyptique et infernal du « capitalisme financier » de Milton Friedman, et du « capitalisme consumériste » né de la révolution néoconservatrice alliée au marketing intrusif et totalitaire.

    Tout ce que j’écris ici, en mode un peu automatique, mériterait de nombreuses précisions et nuances : il n’est pas question de tuer tout modèle propriétaire, de réexplorer les voies dangereuses du collectivisme ou de la nationalisation bureaucratique, ni de céder à un proudhonisme lui aussi inadapté à la réalité. Il faudrait parler longuement de ce fatalisme du « pas de publicité, pas de gratuité », promouvoir les modèles du don sélectif, du mécénat global et de la contribution créative, améliorer les idées de licences légales, lutter contre les modèles qui captent les données personnelles et enferment les utilisateurs, défendre et sanctuariser la notion de neutralité du net et de la fourniture d’accès, etc. Je soliloque à grands traits, là.

    Je sais par ailleurs que j’enfonce des portes ouvertes, et des pistes déjà balayées par bien d’autres que moi. D’ailleurs comme l’a dit J. Zimmermann, « Tant que le législateur s’opposera aux pratiques rendues possibles par la technologie, en s’accrochant à une vision obsolète du droit d’auteur, il échouera à revitaliser l’économie créative et portera atteinte aux libertés fondamentales », ce qui me semble la meilleure synthèse de l’impasse globale dans laquelle les pouvoirs publics, les lobbyistes et les industriels se sont (et nous ont) enfermés. ACTA, PIPA, SOPA, CISPA, Hadopi ne sont rien d’autres que des manifestations de cette politique rétrograde, court-termiste et rapace.

    La parallèle entre liberté d’expression d’une part, et partage informationnel d’autre part, est donc une voie de réflexion partinente. Il suffit de remonter aux origines de l’imprimerie, comme l’a fait Moglen dans une passionnante conférence il y a quelques temps, ou de réfléchir aux propositions d’économie contributive (many to many), et non plus consumériste (one to many), pour comprendre que la réalité technologique actuelle implique forcément, pour se traduire en bienfaits économiques généralisés, par une réforme juridique brisant les anciens oligopoles et leurs protections légales anachroniques, et aménageant les conditions renouvelées d’une participation optimisée de chacun à la création collective de richesse et à l’échange des idées, sous quelques formes qu’elles soient concrétisées. De nouveaux intermédiaires apparaîtront, plus légitimes, avec de nouveaux modèles économiques, plus équilibrés. S’il faut pour cela détruire les anciens modèles (presse classique, ayant-droits, Majors, sociétés de « répartition »), c’est non sans une certaine joie que nous y procéderons.

    En veillant bien à ne pas tomber dans l’enfer de certains « nouveaux modèles » (tels que la goinfrerie verticale de Google récemment imité par la BnF, l’expropriation permanente et l’intrusion panoptique menées par Facebook, ou encore les atteintes à la neutralité par les FAI, pour ne reprendre que quelques exemples de phénomènes qui conditionnent l’économie numérique et la façonnent selon les intérêts d’autres industriels, l’oligarchie « Hollyweb » (GAFA) qui chasse l’oligarchie « Hollywood » (Majors) pour enferrer encore plus sûrement l’utilisateur).

    En synthèse, il est évident qu’il faut rogner très sérieusement sur les monopoles privés (ou publics quand il en reste) qui accablent la production du sens (innovation scientifique, création culturelle, parole publique) pour « revitaliser » l’économie et redonner un souffle intellectuel à des sociétés humaines totalement sclérosées, malades de leur productivisme-consumérisme à tout crin, et en passe de toutes faire faillite sous les coups répétés de l’idéologie néolibérale et du sécuritarisme privateur. Certains industriels perdront en bénéfices ce que l’ensemble de la collectivité gagnera en richesses, certes, mais je ne vois pas là de quoi concevoir le moindre regret, aujourd’hui.

    1. Merci pour ce commentaire, qui est en fait un véritable billet !

      Quelques lueurs d’espoir quand même, comme celle de voir aujourd’hui l’idée de la licence globale revenir dans un rapport parlementaire, qui soulève de vraies questions (enfin…) concernant le financement de la création http://www.numerama.com/magazine/25768-la-licence-globale-de-retour-en-grace.html

      Je ne dis pas que cela suffira à faire bouger les choses, mais il faut encourager tous les mouvements dans le bon sens.

      Concernant un point important que vous soulevez, à savoir l’action au niveau des droits fondamentaux pour rééquilibrer le système, j’avais essayé d’esquisser quelques pistes dans un billet précédent : https://scinfolex.wordpress.com/2011/07/17/droit-dauteur-libertes-numeriques-plaidoyer-pour-une-reforme-constitutionnelle/

      Une réforme constitutionnelle serait un moyen autrement plus élégant de démêler cet écheveau que ces lois navrantes qui se succèdent depuis des années en nous enfonçant dans le problème…

      1. Je pense également que c’est au niveau constitutionnel, et bien entendu au niveau conventionnel (européen en tous cas) qu’il faudrait introduire quelques modifications, d’ailleurs pas d’une grande complexité puisqu’il s’agirait là comme ailleurs de poser quelques principes, introduire la neutralité, et bouger quelques curseurs pour assurer cette prééminence de la liberté de communication (et donc de partage) sur les diktats propriétaires.

        Derrière tout ce que nous disons, il s’agit en fait d’acter dans la loi qu’aujourd’hui, la production et l’émission de sens ne suivent plus des schémas verticaux et centralisés (qui d’efficaces sont devenus privateurs), mais des schémas acentrés et bien plus horizontaux.

        Je vais aller voir les pistes ébauchées dans votre billet sur ce point. Mais d’où qu’on prenne le problème, il faut effectivement sortir de ces législations corporatistes qui sont immédiatement entachées du soupçon (doux euphémisme) puisqu’elles sont coécrites par les lobbyistes qui déambulent dans les allées du pouvoir, et qui répondent à des conceptions conjoncturelles éphémères (selon qu’on veut taxer les goinfres américains par souverainisme numérique (concept grotesque), aider la presse à obtenir une « lex google » inepte, protéger les monopoles de quelques firmes pondeuses de produits culturels formatés, ou faire des effets d’annonce sur l’open data, pour ne prendre que quelques exemples).

        Au contraire, il faudrait prendre de la hauteur, regarder dans le rétroviseur (aux origines du droit d’auteur), par-delà l’ère de la musique et de l’image enregistrées (ère qui n’a même pas un siècle), et adopter enfin une vision en la matière. Oui, je sais, mais je suis d’une humeur rêveuse et optimiste, aujourd’hui ! ça passera très vite…

  2. Corporatisme est inscrit dans le ADN de le loi de 1957…c’était le aboutissement de la projet de la régime Vichy (Sous-commission juridique de la propriété artistique et industrielle. Commission de liaison interprofessionnelle des industries, métiers et commerces d’art et de création).

    Petite histoire des batailles du droit d’auteur
    Mise en ligne mai 2001
    par Anne Latournerie
    Multitudes 5, mai 2001
    http://multitudes.samizdat.net/Petite-histoire-des-batailles-du

    Pour moi, le droit d’auteur (et plus généralement le ‘propriété intellectuelle’) doit être redéfini à le niveau constitutionnelle comme un privilège (à la États-Unis et pas un propriété)

    1. L’idée du privilège, au sens juridique du terme, est intéressante. On se rapprocherait de la véritable nature du monopole d’exploitation dont bénéficie un créateur, qui est une forme de servitude personnelle et d’application limitée dans le temps et quant aux exploitations possibles (laissant donc place à des exceptions d’intérêt général).

      Autant dire qu’on briserait la logique prédatrice illustrée ici : http://www.numerama.com/media/attach/dureeprotectiondroitdauteur.png

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.