Accord Google/Bibliothèque nationale d’Autriche : l’art de la transparence opaque

C’est tombé hier : la Bibliothèque nationale d’Autriche a décidé de confier à Google la numérisation de 400 000 ouvrages appartenant au domaine public.

Il s’agit de la dixième bibliothèque européenne à accepter d’ouvrir ses collections à Google et, plus important, de la deuxième bibliothèque nationale à franchir le pas, après la signature en mars dernier des bibliothèques nationales italiennes de Rome et de Florence.

Comme toujours dans ces occasions, la communication de Google et de son partenaire se veut rassurante pour parer à la critique d’un risque d’appropriation du patrimoine par la firme privée. Google s’est fendu d’un commentaire satisfait sur son blog European Public Policy et la Bibliothèque nationale d’Autriche s’est elle aussi exprimée à ce sujet sur son site. Elle a même ouvert un profil Twitter spécialement pour l’occasion…

 »]Résultat immédiat dans les médias qui commentent l’évènement : on s’empresse de répercuter ces propos rassurants, sans les soumettre à la critique :

La dépêche AFP reprise par Le Monde indique :

Le moteur de recherche américain n’aura « aucun monopole » sur les livres numérisés, a indiqué Mme Rachinger [directrice générale de la BN d’Autriche]

Les ouvrages seront accessibles à partir du site de l’ÖNB, de la bibliothèque en ligne Google Books, ainsi que de la bibliothèque européenne Europeana.

Actualitté ajoute :

Histoire de prévenir de toute confusion, la directrice de l’établissement a tenu à assurer que le moteur de recherche ne disposerait d’aucune exclusivité sur les fichiers, une fois les ouvrages transformés en bits. Ils seront consultables sur Google Books et via le site de l’ONB. Qui leur donnera accès ensuite à Europeana.

Le problème, c’est que cette communication habilement orchestrée vise justement à semer la confusion, en donnant de fausses garanties. La transparence affichée laisse persister un voile opaque sur les termes du partenariat, mais en lisant bien entre les lignes, on peut se rendre compte que la réalité est certainement différente de la façade qui nous est présentée et c’est ce que je voudrais prouver ici.

Aucune exclusivité ? Cela reste à voir…

Si l’accord avec la BN d’Autriche ne contient aucune exclusivité, pourquoi alors ne pas le rendre public ? Or ce n’est manifestement pas le cas, puisque vous ne trouverez nulle part le texte même du contrat.

Comme c’était déjà le cas avec les bibliothèques italiennes, l’Etat autrichien a accepté les clauses de confidentialité que Google cherche toujours à imposer dans ses contrats de numérisation. Et c’est précisément ce qui permet à Google et à son partenaire de tenir ces propos lénifiants sans pouvoir être contredits.

La BN d’Autriche va assez loin dans cet exercice de transparence simulée puisqu’elle publie sur son site une FAQ, comportant une section juridique (elle est rédigée en allemand, mais un petit coup de Google Traduction permet d’en saisir l’essentiel).

A la question « La Bibliothèque nationale d’Autriche a-t-elle signé un accord exclusif avec Google ?« , il est répondu : « Non, le contrat avec Google n’est pas exclusif. La Bibliothèque nationale d’Autriche reste totalement libre de conduire en partenariat d’autres projets de numérisation« .

En face de la question,  « Google acquiert-il des droits sur les ouvrages numérisés ?« , on nous dit « Non, Google n’acquiert pas de droits sur les oeuvres. Bien entendu, le projet ne change rien au fait que ces livres sont libres de droits. »

Rien à redire, alors ? Ô que si !

Magnifiques pirouettes…

La première réponse nous apprend que le contrat ne lie pas la bibliothèque entièrement à Google dans une relation exclusive : elle peut nouer des partenariats avec d’autres prestataires de numérisation, voir-même peut-être (ce n’est pas dit), faire numériser les mêmes ouvrages par d’autres, comme c’était le cas pour la Bibliothèque de Lyon.

Cette liberté est appréciable, mais elle ne garantit absolument pas à elle seule que cet accord ne créée pas d’exclusivité au profit de Google. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises que  l’essentiel du problème soulevé par les accords avec Google réside dans d’autres formes d’exclusivité :

  • Une exclusivité commerciale qui empêche la bibliothèque d’exploiter les fichiers remis par Google pendant un certain nombre d’années (25 ans à Lyon, jusqu’en 2050 pour Havard !).
  • Une exclusivité d’indexation qui interdit à la bibliothèque de permettre aux robots de moteurs de recherche concurrents d’indexer les contenus produits par Google.

Ces deux éléments avaient été pointés par le rapport Tessier en janvier dernier comme « incompatibles avec les missions fondamentales des bibliothèques publiques ».

La FAQ nous dit que Google n’acquiert aucun droit sur les ouvrages numérisés. Bien entendu ! Ce n’est pas sur les livres en tant qu’oeuvres que Google acquiert des droits, mais c’est sur les fichiers numérisés produits à partir des livres qu’il revendique une propriété. Et pire que cela, l’examen des contrats qui ont été rendus publics à ce jour (Michigan, Californie, Virginie, Lyon)  montre qu’il impose en plus des restrictions d’usage à ses bibliothèques partenaires, les empêchant de transmettre les fichiers à des tiers, d’en permettre le téléchargement systématique par les usagers, voire l’accès au mode texte.

En fait, en lisant attentivement la FAQ mise en ligne par la BN d’Autriche, on se rend compte qu’ils vendent la mèche et qu’ils admettent au détour d’un paragraphe avoir consenti une exclusivité d’indexation à Google (la plus grave de toutes, car c’est celle qui assure à Google un monopole sur l’exploitation des données, à l’exclusion de ses concurrents).

Il faut aller au numéro 18 des questions d’ordre général qui porte sur les aspects liées à la sécurité (voyez ici la traduction en anglais proposée par le site Resource Shelf) :

The Austrian National Library take the security aspects in the digital domain very seriously and has taken measures to protect the data for which it is responsible. The digital images from the project with Google will be available for users inside the Digital Library of the Austrian National Library, without restrictions. However, technical measures are taken to prevent a mass download unlimited and automated access to the data (eg search engines)

C’est dit ! Des mesures techniques vont être mises en place pour empêcher le téléchargement systématique et l’accès automatisé aux données, notamment par les moteurs de recherche. Google a donc bien encore une fois obtenu son exclusivité d’indexation. Mais à part ça, il n’y a pas de monopole !

La fausse garantie de la « disponibilité » dans Europeana

Pour prouver l’absence exclusivité, on nous dit également que les ouvrages seront accessibles dans Europeana. Ce sera certainement vrai, mais ce type d’accès ne prouve absolument rien ! Le fait que les ouvrages soient accessibles par le biais d’Europeana ne veut pas dire que Google va remettre une copie des ouvrages à la Bibliothèque et une autre à Europeana. C’est méconnaître la manière décentralisée dont fonctionne Europeana.

En effet, Europeana n’est pas une bibliothèque numérique au sens propre dans la mesure où elle ne stocke pas les fichiers des oeuvres auxquelles elle donne accès. Il s’agit d’un simple portail permettant la recherche fédérée à partir d’un ensemble de ressources qui sont stockées sur les serveurs des établissements culturels partenaires au niveau national. On ne consulte que des notices sur Europeana qui sont collectées par le biais du protocole OAI-PMH. Pour la consultation des oeuvres, il faut suivre un lien hypertexte qui renvoie vers le site des établissements partenaires.

Dès lors, le fait que les livres de la BN d’Autriche soient accessibles par le biais d’Europeana ne nous dit absolument rien sur sa capacité à donner les fichiers eux-mêmes à des tiers et Google n’a quand même pas encore le pouvoir d’interdire les liens hypertexte !

Rien ne nous dit par exemple que la BN d’Autriche et toutes les autres bibliothèques européennes pourraient faire comme les partenaires américains de Google et regrouper leurs fichiers dans un entrepôt unique de stockage, à l’image d’Hathi Trust.

Un coup de boutoir infligé à l’Union européenne

Affirmer que ce nouveau contrat n’impose pas d’exclusivité ou de monopole au profit de Google relève donc de la désinformation pure et simple. Cette communication orchestrée à deux voix aurait même tendance à me rendre extrêmement méfiant sur ce chapitre, surtout quand on voit ce qu’il en est de l’exclusivité d’indexation.

La décision de la BN d’Autriche, après celle de l’Italie en mars, de signer l’accord en acceptant les clauses de confidentialité est grave, car elle déstabilise complètement l’effort entrepris au niveau européen pour fixer un cadre aux partenariats public-privé de numérisation.

Au début du mois de mai, le conseil des Ministres européens de la Culture a en effet nommé un Comité des sages, composés de trois membres, pour émettre, entre autres, des directives en matière de partenariat public-privé de numérisation. On peut se demander quel peut être le sens de cette mission si des Etats acceptent des accords sans en attendre les conclusions…

D’autres institutions européennes ont exprimé des positions fermes à propos de la numérisation du patrimoine.

Le Parlement européen a voté le 5 mai dernier une résolution Europeana – Prochaines étapes, dans laquelle ont peut lire :

(…) la bibliothèque numérique ne doit pas déroger à son objectif premier qui est de ne pas laisser la diffusion du savoir sur l’internet à des entreprises privées et commerciales afin d’éviter que la numérisation des œuvres se traduise par une mainmise sur le patrimoine européen public et aboutisse à une privatisation du domaine public.

Un peu avant, au mois d’avril, Europeana s’est dotée d’une Charte du Domaine public, approuvée par les institutions partenaires (dont la Bibliothèque d’Autriche…) qui proclame ce principe fort :

Ce qui fait partie du domaine public doit rester dans le domaine public. Le contrôle exclusif des œuvres du domaine public ne peut pas être rétabli en réclamant des droits exclusifs sur les reproductions techniques des œuvres ou en utilisant des mesures techniques ou contractuelles pour limiter l’accès aux reproductions techniques de ces œuvres. Les œuvres qui font partie du domaine public sous leur forme analogique continuent de faire partie du domaine public une fois qu’elles ont été numérisées.

C’est pourtant exactement ce qui est en train de se passer : les accords avec Google utilisent des mesures contractuelles pour restreindre l’accès au domaine public et ils peuvent même aller jusqu’à imposer aux bibliothèques de mettre en place des mesures techniques pour limiter l’usage des oeuvres numérisées.

L’Union européenne multiplie depuis des mois et même des années les missions et les déclarations de principe au sujet de la numérisation du patrimoine, mais dans les faits, elle s’avère incapable de poser un cadre minimal d’exigences pour réguler les partenariats public-privé.

Et on a l’impression  que jamais la confusion n’a été aussi forte qu’à présent…

PS : Grand merci à Aurélia, qui a attiré mon attention sur le passage de la FAQ qui comporte l’exclusivité d’indexation. Joli coup d’oeil !


8 réflexions sur “Accord Google/Bibliothèque nationale d’Autriche : l’art de la transparence opaque

  1. Du coup je me demande toujours qu’elle est la validité du raisonnement qui permettrait de faire retomber une oeuvre du domaine public sous copyright par le biais de sa numerisation.
    Peut-on esperer un jour un jurisprudence europeenne à ce sujet pour regler la question definitivement ? Le seul droit possible que je vois personnellement c’est pour la base de donnée associé aux oeuvres, mais en aucun cas pour la numerisation.

    1. Google ne s’appuie pas sur la propriété intellectuelle pour imposer ses exclusivités. C’est bien plus subtil que cela.

      Il n’entend pas revendiquer un droit d’auteur sur les reproductions numériques des oeuvres du domaine public (cela ne serait pas valable en droit), mais il revendique par contre un droit de propriété (matérielle) sur les fichiers produits. Ensuite, ce sont les obligations contractuelles qu’acceptent les bibliothèques en échange du partenariat qui lui permettent de construire son monopole.

      Il n’y a pas de jurisprudence européenne au sujet du fait de faire renaître un droit d’auteur à l’occasion de la numérisation. Mais on trouve plusieurs prises de position d’institutions européennes qui condamnent un tel comportement : Consultation Europeana Next Steps de la Commission européenne, Résolution Europeana Next Steps du Parlement européen, Charte du domaine public d’Europeana.

      Cela dit, les textes et déclarations s ’empilent, mais cela n’empêche pas les pratiques de continuer…

      1. Cela dit, les textes et déclarations s ‘empilent, mais cela n’empêche pas les pratiques de continuer…

        …et rapports et études s’entassent sans que les livres ne soient numérisés (vaut mieux payer des potes en cravate qui vous le rendront bien que d’embaucher des techniciens qui vont se foutre de votre gueule)

        Avec le fric dépensé depuis 20 ans en pseudo-rapports (auto-formation de gens dépassés et incompétents), on monte combien de chaînes de numérisation PUBLIQUES ?

      2. « droit de propriété (matérielle) sur les fichiers  »

        C’est cela, oui…

        Un fichier est IMMATÉRIEL.

        La notion de « propriété » s’applique à ce qui est MATÉRIEL (et par conséquent, il n’y a pas de « propriété » « intellectuelle »).

        lol

  2. Tout d’abord bravo pour cette analyse et cette lecture pertinente entre les lignes des divers communiqués.
    Il reste un point qui me semble bizarre c’est l’histoire du contrat de 30M€ «Google et la bibliothèque nationale autrichienne (ÖNB) ont signé un contrat de 30 millions d’euros pour la numérisation des œuvres libres de droits de la bibliothèque, soit 400.000 volumes ». A ma connaissance c’est la première fois que dans un communiqué sur un accord Google/Bibliothèque il y a une mention d’un enjeu financier. Cela est de plus en parfaite contradiction avec l’argument exposé plus bas dans le texte « Le projet, qui n’aurait pas été possible sur les fonds propres de la bibliothèque, concerne la collection de l’ÖNB du XVIe au XIXe siècles ». S’il y a vraiment eu un contrat commercial il y aurai eu un appel d’offre associé à ce chantier ? La seule explication pour moi est encore une volonté de brouiller les pistes dans la communication. La même phrase avec « un contrat équivalant à 30M€ » aurait probablement été plus juste.

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