Ziklibrenbib ou la symbiose entre contenus libres et médiation numérique en bibliothèque

Cette semaine a été lancé Ziklibrenbib, un nouveau blog collaboratif animé par les médiathèques d’Argentan et de Pacé, consacré à la découverte des musiques libres.

Je voulais saluer cette initiative, qui montre l’intérêt que revêtent pour les bibliothèques les contenus libres afin de développer des dispositifs de médiation numérique, en phase avec les usages et les codes d’Internet.

Il y a un certain temps déjà, en 2007, j’avais écrit un article dans le BBF « Creative Commons en bibliothèque : vers une alternative juridique ?« , pour essayer de montrer le bénéfice que les bibliothèques pourraient tirer des contenus sous licence libre. Presque 5 ans plus tard, force est de constater que la diffusion des licences libres parmi les bibliothèques françaises est restée relativement limitée. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à partager ce sentiment. Lionel Dujol par exemple écrivait sur son blog en décembre 2010 :

Creative Commons, inconnu au bataillon.

[…] Les bibliothèques sont de plus en plus productrices de contenus et espèrent pouvoir par ces contenus se disséminer au sein des espaces numériques de leurs usagers. Mais comment l’espérer si ces même bibliothèque ne les placent pas sous un statut juridique adapté aux pratiques d’échange, de partage, et de réutilisation,  propres au web social ? Très clairement le portail d’une bibliothèque, son blog ou encore son wiki doivent être sous licence CC. Et croyez moi, on est loin du compte…

Voir émerger une initiative comme Ziklibrenbib me paraît du coup d’autant plus encourageant. Dans sa conception, ce site reste simple en exploitant de manière judicieuse la forme du blog : il s’agit de présenter sous forme de billets courts des artistes, des groupes et des albums de musique placés sous licence libre par leurs auteurs. Un lecteur permet d’écouter directement la musique sur le site pour se faire une idée et un texte de présentation joue la carte de la recommandation pour donner envie de découvrir. Des boutons de partage rendent les contenus propulsables sur les réseaux sociaux, de manière à ce que les visiteurs puissent disséminer eux-mêmes les contenus. Par ailleurs, un système de catégories permet de naviguer par genres et sous-genres de musique, ce qui permettra à terme de constituer une « collection » organisée de musiques libres, à mesure que le site s’étoffera.

Exploiter les potentialités de la forme du blog, pour "faire collection" avec des contenus libres

A noter et c’est très important : Ziklibrenbib joue vraiment le jeu de la Culture libre, en plaçant les critiques produites sur le site par des bibliothécaires sous licence libre à son tour (CC-BY-SA).

Pourquoi ce genre d’initiatives me paraît-il important ?

Récemment, j’ai été amené à creuser la question des ressources numériques en bibliothèque, dans le cadre du cycle de formation Biblioquest, au cours duquel j’interviens au côté d’autres formateurs comme Lionel Dujol ou Silvère Mercier. Je me suis particulièrement attaché lors de cette formation à mettre en relation la question de la médiation numérique avec celle des conditions juridiques de mise à disposition des ressources numériques en bibliothèque.

Or le constat est assez évident qu’il est très difficile à l’heure actuelle de développer des expériences de médiation numérique en bibliothèque à partir de ressources commerciales  proposées aux bibliothèques dans le cadre de licences assises sur le copyright classique.

Silvère Mercier avait très bien expliqué pourquoi dans un billet à mon sens important, intitulé : « Ressources numériques : des trésors cachés par des forteresses« 

Avec un peu de recul, la situation actuelle revient à acheter pour d’autres des accès rares pour des contenus “naturellement” cachés derrière des murs payants, qu’on s’épuise ensuite à valoriser. “Le web” a compris depuis bien longtemps que le meilleur moyen de “valoriser” (faire connaître) des contenus est de laisser l’accès libre quitte à vendre des services ensuite (= freemiun). Faire le contraire a des conséquences lourdes : difficulté d’accès à un monde clos, hétérogène, exclusif à certains moyens techniques et sélectionnés par un bibliothécaire inconnu.

Les ressources numériques traditionnellement proposées aux bibliothèques (par exemple, Bibliomedias dans le domaine de la musique) présentent trop souvent le désavantage de « couper » la bibliothèque du web, en obligeant les utilisateurs à passer par une identification sur le portail, pour ensuite accéder à des contenus difficilement manipulables à cause des DRM qui les verrouillent. Les contenus ne sont pas ou difficilement exploitables directement en ligne, ce qui fait que la ressource peut rester invisible et compliquée à faire connaître. Elle est difficilement intégrable au dispositif de médiation que l’établissement peut mettre en place par ailleurs (blogs, page Facebook, profil Twitter, etc).

Avec des contenus sous licence libre, ces obstacles n’existent pas, comme on le voit bien avec Ziklibrenbib. Les contenus sont directement accessibles et valorisables en ligne, tout comme ils sont ensuite disséminables par les usagers. On sent bien la différence et cet effet de « mur »en se rendant sur la page Facebook de JuMEL, par exemple, le portail des médiathèques jurassiennes, qui essaie de valoriser par ce biais des ressources commerciales classiques. Loin de moi l’idée de critiquer ce que font ces bibliothécaires, mais il est extrêmement difficile de monter un dispositif de médiation numérique à partir de tels contenus, puisqu’il n’est tout simplement pas possible de pointer vers quoi que ce soit de montrable : les ressources restent derrière les murs des portails des médiathèques, protégées par des accès contrôlés. Dans ces conditions, le niveau d’interaction sur la page me paraît condamné à rester assez faible et son succès en terme de médiation limité.

La Quadrature de la médiation numérique en bibliothèque avec des contenus commerciaux : on nous propose de découvrir un album, mais sans pouvoir pointer vers quoi que ce soit...

Avec les contenus libres, une véritable relation « symbiotique » pourrait s’instaurer avec les bibliothèques. En effet, les artistes qui placent leurs oeuvres sous licence libre ne bénéficient généralement pas des circuits de distribution du secteur commercial. Ils peuvent dès lors avoir du mal à se faire connaître du public et ont donc particulièrement besoin de recommandation et de médiation pour percer. De leurs côtés, les bibliothécaires ont du mal à valoriser convenablement les contenus commerciaux à cause des barrières qu’on leur impose. Il y aurait donc un bénéfice mutuel à ce que des initiatives comme Ziklibrenbib se développent, pour tous les types d’oeuvres et pas seulement pour la musique, même si c’est sans doute dans ce domaine que la production d ‘oeuvres libres est la plus abondante.

Mais pour cela, il faudrait sans doute que les bibliothécaires considèrent que les produits de la Culture libre constituent  des objets culturels à part entière, possédant une dignité égale aux contenus commerciaux, et c’est peut là qu’un « DRM mental » puissant joue encore dans la profession qui empêche la synergie d’opérer. Ziklibrenbib me paraît constituer un dispositif simple pour « faire collection » à partir de contenus libres et exercer le pouvoir de recommandation du bibliothécaire. Il constitue ainsi un peu le pendant en ligne des bornes Automazic qui existent déjà pour faire découvrir la musique libre dans les espaces physiques.

Les bornes de Culture Libre Automazik, à installer dans les bibliothèques, pour une découverte dans les lieux physiques.

Une initiative comme Ziklibrenbib renforce encore à mon sens la nécessité que les licences Creative Commons restent bien compatibles avec les usages collectifs en bibliothèques. Or comme j’ai essayé de le montrer dans un billet la semaine dernière, le récent accord passé entre Creative Commons et la SACEM jette un doute sur certains usages collectifs en bibliothèque et la définition de l’usage non commercial retenu par la SACEM dans le cadre de cet accord. Il me semble important de clarifier ce point si l’on veut que l’effet de synergie entre contenus libres et bibliothèques puisse s’épanouir.

Par ailleurs, je ne pense bien entendu pas que les contenus musicaux sous licence libre puissent remplacer les contenus commerciaux dans les bibliothèques. Ils peuvent jouer un rôle important à mon sens pour que la musique conserve sa place en bibliothèque. Mais un autre combat essentiel doit être conduit en parallèle, qui consiste à négocier avec les fournisseurs de ressources des conditions satisfaisantes d’utilisation et de mise à disposition, offrant de réelles possibilités de développer des expériences de médiation numérique.

A cet égard, le projet UMMA de streaming musical développé par les médiathèques en Alsace avec MusicMe constitue un exemple convaincant, qui montre que des progrès sont possibles pour les bibliothèques, à condition de pouvoir renégocier la chaîne des droits avec  les intermédiaires et les titulaires, de manière à s’assurer que des usages collectifs des contenus sont possibles.

Service de streaming musical proposé par Calice68, le portail des médiathèques du Haut-Rhin : un exemple d'adaptation du modèle du freemium en bibliothèque

Bravo aux médiathèques d’Argentan et de Pacé pour avoir créé Ziklibrenbib et bon vent numérique à ce nouveau site !

PS : seule petite déception à la découverte de l’interface, le fait qu’on ne puisse pas faire des embed des players proposés, afin de rediffuser la musique à partir de son propre blog, façon Deezer ou Youtube. Il me semble que cette fonctionnalité permet d’accroître encore l’intérêt du site et la dissémination virale des contenus.


16 réflexions sur “Ziklibrenbib ou la symbiose entre contenus libres et médiation numérique en bibliothèque

  1. Au plan de l’offre copyright en ligne pour les médiathèques, le fournisseur CVS est actuellement à l’offensive. Sa proposition CVS numérique est un portail avec login et création de compte pour la consultation de son catalogue de films, de musique (en partenariat avec MusicMe), de BD numérique (avec Izneo), de presse (avec Europresse), d’auto-apprentissage (avec Toutapprendre) et de livres (avec… du domaine public). Les possibilités de prescriptions, de recommandations, de chroniques, de mises en avant de créations locales sont intégrées. Bref le projet semble être du lourd. Mais il y a des bémols. Le coût bien sûr qui reste pour l’instant assez flou. Et un système de consultation au « jeton » un peu archaïque. Et surtout l’absence d’intégration au portail et au catalogue de la médiathèque. L’offre se présentant comme un doublon du catalogue des collections physiques et du site informationnel de la médiathèque.

    Il faut à mon sens que les éditeurs acceptent d’intégrer nos outils et donc le catalogue et le portail qui fédère l’ensemble. L’idéal serait de pouvoir insérer dans les notices le champs permettant d’accéder à la ressource en ligne qui n’apparaîtrait que pour les abonnés de la médiathèque après identification.

    Au-delà des aspects techniques, la qualité et la simplicité d’usage des ressources numériques des médiathèques impliquent un rapport de force puissant dans la négociation avec les éditeurs ; chose qui n’existe pas du tout pour l’instant à cause de l’isolement des médiathèques qui discutent seules à seuls avec les fournisseurs et faute surtout d’une réelle volonté publique et politique dans le domaine. Le CAREL a le mérite d’exister mais il ne s’impose pas réellement comme un interlocuteur pouvant vraiment faire peser la balance en faveur des bibliothèques.

  2. En tant que chef de projet JuMEL, je me permets d’ajouter quelques précisions à ce billet. Nous sommes parfaitement conscients du problème que vous posez quant à cet effet de « mur ». Mais comme vous le soulignez, nous sommes liés par la technique et l’offre… Il me semble aussi important de préciser que le réseau JuMEL est constitué quasi uniquement de « petites » médiathèques, avec souvent au maximum 2 salariés (et pas toujours à temps complet). Or le travail que vous présentez avec Ziklibrenbib nécessite de toute évidence du temps et des compétences en musique qui ne sont absolument pas disponibles dans notre réseau. La solution du « tout fait » nous a donc semblé une manière de proposer quand même des ressources en ligne aux lecteurs jurassiens tout en sachant parfaitement que le modèle a des limites très vite atteintes. A noter que nous comptons abandonner Bibliomédias à la fin de notre abonnement (en mars) et que nous sommes en train de mettre en place Musicme à la place, le catalogue étant plus intéressant.
    Nous essayons aussi, quand c’est possible, d’intégrer les notices des documents numériques dans le catalogue JuMEL (avec un lien qui n’apparaît que si le lecteur est identifié), mais peu de plate-formes proposent ces informations. Par contre, nous mettons systématiquement en place un système d’identification unique qui permet au lecteur identifié sur JuMEL de passer directement sur les plate-formes de ressources numériques, sans avoir besoin de se ré-identifier (pour certaines, il faut juste qu’il crée son compte la première fois).
    Quant au travail de négociation avec les éditeurs, il sera toujours d’autant plus difficile que les bibliothèques n’ont pas toutes les mêmes demandes et que nous ne parlons pas d’une même voix. Et j’ajouterai que nous n’avons pas forcément tous les mêmes moyens financiers…

    1. Bonjour et merci pour ce commentaire,

      J’ai hésité à parler de JuMEL, car je ne voulais pas paraître mettre en cause votre projet, qui constitue un exemple intéressant d’effort volontaire pour développer les ressources numériques dans le cadre d’un réseau de bibliothèques.

      Ma remarque portait sur la question spécifique de la médiation numérique et les difficultés que l’on rencontre à la conduire avec les contenus verrouillés qui sont proposés aux bibliothèques.

      Le fait que vous décidiez d’abandonner Bibliomedias montre que vous arrivez finalement à des conclusions assez proches. Avec la solution MusicMe, vous disposerez de contenus en accès direct et propulsables, ce qui devrait vous permettre de développer une médiation numérique dans de meilleures conditions. Ce n’est pas seulement leur catalogue qui rend cette offre plus inétressante à mon sens, mais également le dispositif d’accès, beaucoup plus en phase avec ce que l’on trouve actuellement sur le web (modèles de freemium, type Deezer ou Spotify).

      Le problème des compétences et du temps nécessaires pour éditorialiser des contenus est également crucial, mais à mon sens, il se pose tout autant pour les contenus commerciaux que pour les contenus libres. C’est là une question d’organisation du travail en interne et de définition de priorités. L’exemple des Médiathèques du Pays de Romans montre que l’on peut faire beaucoup en la matière, sans disposer de moyens énormes (et ils y arrivent même sans disposer de ressources numériques).

      Pour ce qui est de la négociation, je suis d’accord avec vous que tant que les bibliothèques publiques ne se regroupent pas pour peser face aux fournisseurs, il sera difficile de faire évoluer les choses. On attend la montée en puissance de CAREL pour cela, mais il devient à présent urgent que cela se produise.

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