D’une société ouvrière à une société « oeuvrière » : profusion des auteurs et économie de l’abondance

En novembre dernier, avait lieu à la BnF et au CNAM un événement sur trois jours intitulé « PNF Lettres 2012 / Les métamorphoses de l’œuvre et de l’écriture à l’heure du numérique : vers un renouveau des humanités ?« , co-organisé avec le Ministère de l’Education nationale.

Par Alexness. CC-BY-NC-ND. Source Flickr.
Qu’arrive-t-il à une société quand les auteurs prolifèrent en son sein ? (Par Alexness. CC-BY-NC-ND. Source Flickr)

Les actes vidéo de ce colloque sont disponibles en ligne et j’avais été invité à cette occasion à intervenir lors de l’après-midi de la seconde journée, au cours d’une session « Ecrire web : ou comment s’invente la littérature aujourd’hui« , animée par Xavier de La Porte.

Cette séquence mettait à l’honneur un certain nombre d’auteurs contribuant à la plateforme Publie.net de François Bon, qui ont pu présenter leur démarche créative de manière originale, lors d’un Pecha Kucha vraiment mémorable (et c’est un plaisir de pouvoir retrouver ce moment en vidéo).

On m’avait demandé, au cours d’une table-ronde avec Gilles Bonnet et Olivier Ertzscheid,  d’évoquer sous l’angle juridique les questions que le numérique pose au statut de l’auteur et de l’oeuvre (intervention en vidéo ici).

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Cliquer sur l’image pour voir la vidéo

J’avais essayé de montrer que l’économie de l’abondance dans laquelle le numérique nous a plongé n’est pas seulement un état d’abondance des contenus, mais aussi une situation inédite d’abondance des auteurs, avec de profondes conséquences sur le plan social et politique.

Tout autant que la technique, qui a mis un grand nombre d’individus en mesure d’accéder à des outils de publication en ligne, le droit est en grande partie responsable de cette prolifération des auteurs. Car le droit d’auteur s’intéresse étrangement peu à la littérature. Il nous accorde très facilement la qualité d’auteur, chaque fois que nous publions des contenus en ligne, dès lors que nous les mettons en forme en procédant à des choix. Ce statut d’auteur s’attache à nous automatiquement et souvent même, sans que nous en ayons pleinement conscience.

Loin d’être réservée aux « écrivains », la qualité d’auteur s’est donc incroyablement diffusée dans la population et c’est cette diffraction sociale du statut d’auteur qui constitue sans doute l’une des caractéristiques les plus frappantes de notre époque. S’y ajoute la puissance de dissémination propre au numérique et l’effet qu’elle produit sur les oeuvres, qui perdent leur finitude pour circuler en ligne entre les différentes plateformes, au point que la notion même d’une topologie de la publication tend à s’effacer.

Dans une telle société marquée par l’abondance des auteurs et l’interconnexion des oeuvres, comment faire en sorte de mettre en capacité les individus de devenir véritablement créatifs, en leur donnant l’indépendance intellectuelle et financière nécessaire pour y parvenir ? Avec ce tournant majeur que doivent affronter nos sociétés post-industrielles, comment passe-t-on, selon une belle expression que j’emprunte à Jérémie Nestel, d’une société ouvrière à une société « oeuvrière », qui doit se donner les moyens de faire une place à ces myriades d’auteurs.

« Nous sommes légion », le slogan des Anonymous. Mais ces légions en question sont avant tout des foules d’auteurs…

Dans un article publié sur OWNI qui préfigurait ce concept de société oeuvrière, Jérémie Nestel disait ceci :

La numérisation des écrits, des photographies,  des films,  permet à  tout un chacun d’éditer son travail artistique sur Internet. Il n’y  a pas de limite à l’auto-édition, pas de filtres, pas d’éditeurs,  pas de programmateurs, pas de commissaires d’exposition.  Des œuvres  d’art peuvent êtres diffusées, copiées, transformées, vues par des  millions de personnes. Sur Internet le public est libre de faire ses  propres choix esthétiques, les interactions, la médiation, entre une œuvre et son public, n’est pas prise en charge par des institutions publiques ou privées.

Il se trouve que le même jour où je publie ce billet, Silvère Mercier a écrit sur son blog un article fondamental, qui montre que la légalisation du partage non-marchand et la mise en place d’une contribution créative ont justement pour but de relever le défi de cette adaptation sociale à l’explosion des auteurs dans l’économie de l’abondance.

Il cite Philippe Aigrain qui quantifie plus précisément ce phénomène de prolifération des auteurs :

En raison de la capacitation culturelle permise par le numérique, ce n’est pas seulement à une prolifération quantitative que nous assistons, même si celle-ci est impressionnante. Près de 25% des européens adultes (EU-27) produisent des contenus rendus accessibles universellement sur internet et il est aisé de mesurer l’immense progression du nombre de productions accessibles théoriquement à tous. Mais il existe également de nombreuses indications que cette prolifération s’observe à chacun des niveaux de compétence et de pertinence ou qualité, malgré toutes les difficultés de définition de ces concepts.

Cela représente 125 millions d’individus en Europe engagés dans un processus de création, que Silvère relie au concept « d’Artification » proposée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro pour penser la diffusion des pratiques amateurs et le « passage à l’art ».

Le sens de l’histoire et ce que le droit d’auteur contribue à masquer profondément… (Par Karlpro.)

Et Silvère de conclure :

[…] la guerre au partage se fait contre les amateurs-auteurs (petit a et avec un s) au profit des Intermédiaires et de quelques Auteurs. On comprend le soin apporté par les industriels dans les discussions européennes à soigneusement distinguer les « contenus générés par les utilisateurs » des « Auteurs » le grand A signifiant en réalité l’affiliation à des sociétés de gestion des droits.

La mutation du statut de l’auteur et de l’oeuvre provoquée par le numérique dessine donc les contours d’un programme politique, qui est appelé à aller bien plus loin qu’une simple réforme du droit d’auteur, si l’on veut faire advenir une véritable société « oeuvrière ». A terme, c’est aussi la question fondamentale du revenu de base qu’il faudra aborder de front pour aller au bout de cette transformation.

***

PS : Merci à Cécile Portier (alias @PetiteRacine), qui a été l’un des chevilles ouvrières de cette session. Merci également à François Bon, à qui je dois sans doute cette invitation.


24 réflexions sur “D’une société ouvrière à une société « oeuvrière » : profusion des auteurs et économie de l’abondance

  1. Bonjour Lionel,

    Je comprends bien cette logique de multiplication des auteurs ou plutôt des contributions. Mais ne faut-il alors pas plutôt considérer que, si le droit, construit pour défendre une minorité, n’est plus adapté, il faut changer la définition de l’auteur plutôt que de vouloir y faire entrer la multitude ? Les contributions sont-elles des œuvres ? Je pense que les expressions sont trompeuses : auteurs, sociétés oeuvrières, artification etc., sans doute trop fascinantes et attrayantes. Dans ma modeste pratique de construction collective, je ne crois pas vraiment que l’on puisse parler d’auteurs, éventuellement peut être d’œuvre collective.

    Par ailleurs, je crois qu’il est dangereux de faire d’un phénomène médiatique l’expression d’un projet politique. De ce côté, les désillusions ont été nombreuses dans l’histoire. Il serait ironique que les Frenchies reprennent aujourd’hui le flambeau bien dévoyé des utopies premières du web : http://cfeditions.com/Turner/ressources/Turner_Specimen.pdf

    Mais là je crains de ne pas convaincre ;-).

    1. Bonjour,

      Juridiquement, il est indéniable que ce que vous appelez des « contributions » sont bien des oeuvres au sens du droit d’auteur : la plupart des écrits publiés en ligne, articles, billets, commentaires et même une portion des tweets. Cela vaut aussi pour les photographies, la musique, la vidéo, etc.

      Le critère utilisé par le droit est celui de l’originalité, mais cette originalité ne doit pas être entendue comme une originalité « artistique », mais une empreinte de la personnalité dans la création. Sur cette base, une partie des créations ne sont pas des oeuvres (exemple), mais elle reste limitée.

      Le seul moyen de revenir en arrière serait en fait d’introduire un critère « qualitatif » dans le droit, mais ce serait donner le pouvoir au juge de dire ce qui est de l’art ou non, et une telle évolution serait potentiellement très dangereuse.

      La question que je me pose, c’est pourquoi vouloir dénier la qualité d’auteur à la multitude qui est à présent en mesure de créer ? Pourquoi, sinon à des fins de « distinction sociale » au sens que Bourdieu donne à cette expression, ne pas se réjouir profondément de cette mise en capacité du grand nombre ?

      Certes, il y a des mécanismes à l’oeuvre sur Internet qui sont susceptibles de dévoyer complètement cette évolution, mais c’est justement en retournant à la source de ce que vous appelez les utopies fondatrices d’Internet que l’on peut espérer inverser la tendance.

      Ce sont des points qu’il faudra que nous abordions en profondeur lors de la discussion sur « Biens communs et économie de l’abondance » à laquelle vous m’avez proposé de participer. Je crois qu’on commence à toucher du doigt le coeur même du sujet.

      Cordialement,

      Lionel Maurel

    2. A y bien réfléchir, il y aurait bien un mécanisme pouvant être introduit pour faire des distinctions parmi les auteurs, sans toucher pour autant à la question de l’originalité.

      Ce serait de n’accordent le bénéfice de la protection du droit d’auteur qu’aux créateurs qui en feraient explicitement la demain auprès d’un organisme d’enregistrement. On peut penser ainsi que l’essentiel des contributions resteraient dans le domaine public, mais qu’une partie des auteurs feraient la démarche de demander un statut plus protecteur.

      Cette logique existe aussi dans le modèle de la contribution créative. En effet, seuls les individus qui feraient volontairement la demain de toucher cette rétribution auprès de l’organisme payeur seraient éligible pour la recevoir.

      Cela permet d’éviter de distribuer des sommes trop modestes et de ne pas verser de récompenses à des créateurs voulant rester dans une sphère de gratuité complète.

      On peut penser aussi que seuls les auteurs les plus engagés dans le processus créatifs émergeraient à la contribution créative.

      Il y aurait donc bien une distinction entre plusieurs catégories de créateurs.

  2. Je crois au contraire qu’il faut désacraliser l’œuvre (et son auteur). Le droit tel qu’il existe doit aujourd’hui tenir compte de la multiplication des auteurs, donc probablement s’adapter. J’aimais bien l’idée que le droit reconnaisse un droit équivalent à un CC-BY-SA à toutes les œuvres par défaut et qu’il soit plus strict en cas de monétisation (quid alors du modèle de tous les blogs reposant sur la pub ?). Il ne faudrait pas tomber dans un travers qui recréerait un droit de dépôt obligatoire pour bénéficier un droit d’auteur.

  3. Ce n’est qu’une impression, mais ce que je lis me rappelle la distinction que tentent aussi de faire les politiciens et journalistes avec les amateurs qui bloguent, enquetent ou commentent sur Internet.
    L’elite opposee a la masse. Les « elus » (au sens tres large du terme) face au « bas-peuple ». « Ceux qui savent » et « ceux qui suivent ».
    Internet a donne a chacun la possibilite de s’exprimer a l’intention et a l’attention de tous alors que les media d’avant faisaient un tri (pas forcement toujours bon, mais un tri quand meme) entre ceux qui pouvaient s’exprimer et ceux qui ne pouvaient qu’ecouter.

    Le monde a change, mais la loi a tres peu evolue. Et pas forcement de maniere a prendre en compte les nouvelles technologies, mais parfois carrement dans le but de s’y opposer.

    Faut-il donc distinguer les « professionnels » (de l’art, de la politique, etc.) des « amateurs »? La question se pose tres directement puisque chacun peut s’exprimer au meme niveau (ou presque).
    Si oui, alors la loi devra redefinir ces notions. Trouver des criteres objectifs, comprehensibles par tous, de selection entre la « contribution non creative » et « l’oeuvre professionnelle ». Ce n’est pas une evidence, mais ce sera necessaire.
    Si non, alors il est temps de consacrer dans la loi une protection reelle de tous contre la tentative de quelques de monopoliser la place publique. D’etablir que la protection de leur « propriete » ne prime pas sur le droit de chacun a s’exprimer et a creer.

    Je n’ai pas d’avis tranche sur la question. A mon sens, les deux systemes peuvent fonctionner dans un monde ideal ou chacun a l’interet de tous a l’esprit. C’est helas une utopie et le monde reel n’est pas aussi ideal. Il reste donc a trouver, dans l’un ou l’autre de ces modeles, un cadre applicable en pratique. En tout cas, le cadre legal actuel est insatisfaisant.

    1. Mieux vaut tard que jamais ! Sans compter que Stallman s’est long(temps cantonné au domaine très étroit des logiciels, alors que l’on parle ici de quelque chose de beaucoup plus large.

      Et concernant la reconnaissance de la grandeur des prédécesseurs, il me semble que je sue assez sang et eau sur la question du domaine public pour ne pas avoir à me justifier de ne pas l »intégrer dans ma réflexion…

      1. « Ce » domaine public n’est pas grand, il est petit.

        Est grand le ḡdomaine public. Qui pourrait le réfuter sans tomber dans l’illogisme le plus strict ?!

        Il n’y a donc pas de grands prédécesseurs à reconnaître. Il n’y a que des ḡprédécesseurs à ne pas ignorer.

        Non pas que les ḡprédécesseurs aient quelque existence que ce soit. Mais parce qu’il sont le fondement de la compréhension des ḡsuccesseurs.

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